« Accompagnons nos enfants à la corrida » ? [partie 2]
(SUITE DE : « Accompagnons nos enfants à la corrida » ? [partie 1])
III - UNE APPROCHE GIRARDIENNE DE LA CORRIDA ?
A - Les théories sacrificielles de la corrida
M Babeau a le mérite de chercher à doter la corrida d'une fonction positive, et de ne pas se contenter d'invoquer circulairement la tradition intangible ou l'identité culturelle intouchable.
Il a cherché en l'occurrence du côté de la fonction sacrificielle.
C'est Michel Leiris, alors tout nouvellement pourvu de son diplôme d'ethnologue, qui a ouvert la voie à la théorie sacrificielle de la corrida à la fin des années 1930, en se référant notamment au fameux Essai sur la nature et la fonction du sacrifice de M Mauss et H Hubert (1899). Ce texte, complété en 1906, définissait le sacrifice selon ses tenants et ses aboutissants sociaux, dans le cadre de l'école durkheimienne. Leiris fut suivi en cela par l'anthropologue britannique Julian Pitt-Rivers au début des années 1980, puis par le sociologue espagnol Pedro Romero de Solis dans les années 1990.
Notons que dans les années 1990, l'anthropologue Frédéric Saumade contredit cette vision sacrificielle pour développer une approche inspirée du structuralisme, bien qu'ayant pour ami Dominique Fournier, tenant de la dimension sacrificielle historique. Et plus récemment, à la fin des années 2000, Pedro Cordoba, maître de conférence en civilisation espagnole, réfute aussi cette thèse.
C'est aussi dans les années 2000 que le philosophe Francis Wolff, à qui il arrive parfois de ne pas dire d'inepties à propos de la corrida, pondère dans Philosophie de la corrida cette interprétation, car elle ne tient pas compte de la dimension agonistique (le taureau n'est pas attaché voire ligoté, comme dans un sacrice « normal », mais est censé « se défendre »(12).
Le philosophe Michel Serres a voulu prendre en compte cette double dimension en suggérant que la corrida serait une célébration du sacrifice d'Abraham. De même que dans la mythologie biblique, Yahveh a retenu la main d'Abraham alors qu'il levait la main pour sacrifier Isaac, pour y substituer un bélier, épisode qui symbolise la substitution du sacrifice animal au sacrifice humain, de même le torero risque d'être transpercé par le taureau avant de le tuer, notamment lors de l'estocade. C'est sans doute la moins absurde des interprétations sacrificielles de la corrida (mais qui ne constitue pas pour autant une légitimation).
Pointons que toutes ces interprétations sont le fait d'aficionados (y compris Michel Serres qui, dit-on, fréquenterait les arènes du Sud-ouest).
C'est ce même Michel Serres qui prononça en 2005 le discours de réception de René Girard sous la Coupole de l'Académie française.
Nous avons droit de temps en temps, sous la plume d'aficionados, à des références succintes à René Girard .
C'est donc à cette théorie de René Girard que se réfère Robert Babeau pour donner un sens à la corrida.
Il en trace les grandes lignes :
« Au cours de ses lectures, il découvre, c'est son hypothèse centrale, que le meurtre collectif d'une victime émissaire est à l'origine de la plupart des civilisations.
Son hypothèse repose sur la théorie du désir mimétique.
Qu'est-ce que le désir mimétique ? Il s'agit de la symétrie conflictuelle qui naît entre deux individus à propos d'un bien unique que chacun convoite de s'approprier pour lui-même. Ou plus précisément, le bien convoité par l'un, devient éminemment désirable pour l'autre [...]
Le phénomène se propage de façon contagieuse dans une société en proie à la désorganisation. On peut aisément le constater aujourd'hui dans les pays en état de guerre civile. Un coupable est alors recherché et désigné en la personne du bouc-émissaire. Le bouc-émissaire, une fois désigné est lynché par la foule. Sa mort entraine la réconciliation au sein de la communauté qui lui en est, après-coup, reconnaissante en le déifiant. »
B - Quel argumentaire suggère R Babeau ?
1 - Il compare les effets des matchs de foot, des matchs de rugby, et des corridas.
La comparaison est doublement inadaptée :
a - D'une part, les matchs de foot ou de rugby opposent deux équipes, qui ont chacune leurs supporters.
R Babeau a raison de décrire plus loin les « disciplines sportives d'affrontement individuel ou collectif » comme un « affrontement violent interhumain contrôlé et limité » permettant « le défoulement partiel par procuration de la violence endémique ».(13)
Alors que la corrida est un spectacle sans vainqueur ni vaincu (les blessures des toreros ne sont que des « accidents »). Mais c'est également le cas d'une pièce de théatre, d'un opéra, d'un numéro de music-hall, d'un concert…
Certes ce spectacle, de par sa dimension sanglante, sollicite des chemins mentaux particuliers, comme les jeux du cirque, comme les exécutions et les supplices publics des siècles passés…
Mais invoquer « le comportement plus pacifique des aficionados au cours de l'exercice » ne vaut pas plus que d'invoquer celui des spectateurs d'une pièce de théatre, d'un opéra, d'un numéro de music-hall, d'un concert. Dans un cas comme dans les autres, l'opposition se limitera au mieux à la fadeur des acclamations, au pire à des sifflets. Sans parler du comportement tout aussi pacifique des spectateurs des courses de taureaux non sanglantes, comme les camarguaises ou les landaises.
b - D'autre part R Babeau pointe lui-même, sans l'expliciter, que le football et le rugby, pourtant si proches dans le principe, sont entourés l’un d’une ambiance agressive et l’autre d’une ambiance paisible. Car bien des facteurs liés aux contextes historique, géographique, sociologique, culturel ou économique interviennent dans l'effet d'un sport collectif de ballon ou de balle (football, rugby, basket, hand, volley, hockey…) sur la violence réelle qui peut l'entourer.
2 - Il prête des effets aux jeux identificatoires
« Chaque spectateur peut s'identifier alternativement au torero matador (i.e., tueur de taureau) avec passion (aficion), puis au taureau c'est-à-dire à la victime par compassion. Vécu équilibré qui rend compte du calme qui règne à la sortie des arènes dans la foule des spectateurs. »
Notons que ceci n'a que fort peu à voir avec la théorie girardienne.
Je veux bien que le passionné de corrida s'identifie au toréador, mais aussi au taureau. Surtout s'il a la fibre torista(14). Mais l'une des rares choses pertinentes qu'écrit Francis Wolff dans son inénarrable Philosophie de la corrida, c'est que le passionné de corrida s'identifie au taureau combattant, alors que l'opposant à la corrida s'identifie au taureau souffrant. Il va jusqu'à préciser (p 84) que les aficionados « attribuent au taureau dans le combat cette indifférence à sa propre souffrance. Mieux : cette insensibilité du taureau est la condition de possibilité de son combat ».
M Wolff fait état une fois de plus son incompétence en matière de physiologie et d'éthologie du taureau. Et il illustre les mécanismes psychiques permettant à l'aficionado de mettre de côté ses penchants sadiques.
3 - II allègue un effet pacificateur immédiat de la corrida
« à Arles, 10.000 spectateurs environ, sortent de l'enceinte des arènes dans un espace retreint déjà occupé par la foule épaisse des fêtards généralement bien alcoolisés de la féria. Aucune violence n'y est observable alors que les personnes y sont malaxées, heurtées par les mouvements en tous sens de la foule dense. […] Comment cela est-il possible ? La principale explication doit être trouvée dans l'effet purgateur, apaisant et pacificateur de ce processus appelé "corrida". »
Un effet purgateur et apaisant de la corrida ?
a - Questions :
- les spectateurs qui, dans le cadre des férias, sortent de courses camarguaises ou landaises, non sanglantes, sont-ils plus agressifs que les aficionados ?
- pourquoi le problème de la violence dans les férias est-il de plus en plus préoccupant, alors même que leurs organisateurs prétendent que la corrida est au centre de la fête ?
- de quelles statistiques M Babeau tient-il qu'il n'y aurait aucun aficionado parmi les acteurs de violence dans les férias ?
- pourquoi n'y a-t-il que si peu de violences durant d'autres manifestations festives comme la Fête de la Musique, alors que les rues des villes françaises sont pleines de foules et que l'alcool coule généreusement ?
b - Allons au-delà des férias
- Puisque R Babeau fait référence à Arles, pourquoi le département des Bouches-du-Rhône, le seul département taurin de la région PACA et un des départements les plus taurins du sud, est-il aussi le plus violent, avec un taux de violences documentées(15) égal au double de la moyenne nationale ?
Je donne le principal élément de réponse : parce que c'est aussi le département dont la densité de population (qui reflète notamment l'urbanisation) est le plus élevé.
- Alors, comparons donc deux départements de la région Aquitaine de densités de population comparables : le département le plus taurin du sud-ouest, les Landes, et un département non taurin, la Dordogne. Raté : le taux de violences(15) dans les Landes est supérieur à celui de Dordogne.
c - Allons au-delà de la France
- L'Espagne, où est née la corrida, a pendant longtemps fait des mauvais traitements festifs aux animaux une spécialité (outre les corridas, citons les taureaux embolados, le taureau de la Vega, le taureau de San Juan, l'âne de Villanueva, les canards de Sagunto, les oies de Lekeitio ou du Carpio del Tajo, et encore à présent les galgos…). Pourtant, l'Espagne n'a guère été épargnée par les périodes sanglantes, pour parler par euphémisme, qu'il s'agisse des guerres civiles, des guerres coloniales ou des terreurs absolutistes.
- Les 5 pays latino-américains où se pratique la corrida ne sont guère des exemples de sérénité et de sécurité. Sur 162 pays analysés(16), la Colombie arrive en 150e position, le Mexique en 138e, le Venezuela en 129e, et le Pérou en 119e. L'Équateur, pays latin le plus avancé vers l'abolition de la corrida, a la moins mauvaise place : 85e.
d - Allons au-delà des corridas
S'il y a un rite festif, des codes, du sang et de la mort, pour autant la corrida ne procède pas du sacré, son caractère sacrificiel est peu probant, et elle ne concerne pas tout le peuple d'un pays, surtout de nos jours.
Prenons donc un rite sacrificiel religieux collectif volontiers public : l'Aïd el Kebir (ou Aïd el Adha) des pays musulmans, dit encore Fête du Sacrifice, où de nombreux animaux sont égorgés.
Après tout, nous avons vu que Michel Serres suggère que la corrida pourrait être une célébration de l'épisode de la mythologie biblique où le sacrifice animal s'est substitué au sacrifice humain. Pour les juifs et les chrétiens, Yahveh/Dieu a retenu la main d'Abraham alors qu'il levait la main pour sacrifier Isaac, et pour les musulmans, Allah a retenu la main d'Ibrahim alors qu'il allait sacrifier Ismaël. Et l'Aïd el Kebir célèbre le sacrifice du bélier qui y fut substitué.
On conviendra que l'effet apaisant et pacificateur de ce rite sacrificiel n'est guère évident. Que ce soit en Libye, en Algérie ou en Mauritanie. Que ce soit en Somalie, au Soudan, au Niger, au nord du Nigeria ou au Mali. Que ce soit en Irak, en Syrie, en Égypte ou au Yémen. Que ce soit au Pakistan, en Afghanistan, au Tadjikistan, au Kirghizistan ou au Bangladesh.
e - Conclusion ?
Quelle est la conclusion de toutes ces observations ?
C'est que l'effet des mauvais traitements festifs ou religieux envers les animaux ne semble guère mettre à l'abri des mauvais traitements envers les hommes.
Ou, plus précisément, qu'un phénomène aussi complexe que la violence est pluridimensionnel et polyfactoriel. Il fait intervenir de nombreux paramètres sociologiques, économiques, culturels, familiaux, urbanistiques, mais aussi des paramètres historiques, politiques, ou géopolitiques, et ne peut être étudié que par des méthodes d'analyses multivariées extrêmement lourdes à mettre en oeuvre.
4 - R Babeau allègue une absence d'effet pacificateur de la suppression de la corrida
« L'interdiction en Catalogne a-t-elle amélioré les mœurs des Catalans entre eux? Ou les Catalans eux-mêmes dans leur être? II est légitime d'en douter. J'en ai fait personnellement la pénible expérience, dans la circulation à Barcelone. »
Cet « argument » est le symétrique du précédent. Si R Babeau l'a prononcé avec un sourire, à titre de boutade, ceci n'apparaît pas dans le compte-rendu écrit. Et le niveau de ses autres arguments donne à penser qu'il a pu avancer ceci avec sérieux. Est-il utile de reprendre notre conclusion de la précédente section ? Est-il utile de préciser que, de toute façon, des changements ont peu de chance de s'opérer sur une durée de 2 ou 3 ans ?
En tout cas ceci nous amène justement, face à cette légèreté, à faire une mise au point sur la théorie de René Girard.
C - Qu'a voulu montrer René Girard ?
1 - La violence et le sacré
René Girard est un penseur qui a accédé à la reconnaissance tant académique que publique par son ouvrage La violence et le sacré (1972).
Non seulement il ne se réclame d'aucune école, mais il a construit une théorie totalisante en s'opposant aux grandes figures des sciences humaines (Frazer, Freud(17) (18), Lévi-Strauss…).
ll se rattache à la fonction sociale du sacrifice telle que développée par Marcel Mauss, mais en la déclarant inachevée.
Car René Girard n'a pas simplement voulu donner une nouvelle interprétation ethnologique du rite sacrificiel. Il a voulu, excusez du peu, mettre en place une théorie qui élucide l'homme, qui explique les sociétés, qui révèle l'histoire et l'évolution de l'humanité.
Le succès de l'ouvrage peut ainsi être rapporté :
- à son caractère totalisant, visant à donner les clés de compréhension de l'humanité ;
- à sa simplicité, son organisation autour de quelques concepts-clés (le désir mimétique, la violence réciproque, la crise sacrificielle…) ;
- à sa référence fondamentale à la violence, notion importune mais incontournable ;
- à ses nombreuses références littéraires (tant du roman moderne et contemporain que de la tragédie antique grecque), mythologiques, et ethnologiques.
Notons que ce sont également le caractère totalisant de la théorie et la simplicité apparente des concepts qui donnèrent lieu à des critiques parfois sévères(19), et il faut le dire parfois justifiées.
Toujours est-il que le sacrifice, dans la théorie girardienne, n'est pas un simple événement ethnologique qu'on peut convoquer pour un oui ou pour un non. C'est l'irremplaçable chaînon d'une suite logique et chronologique qui va du désir mimétique à la violence réciproque, de la violence réciproque à la violence unanime, de la violence unanime au meurtre fondateur d'une victime émissaire endossant le rôle de double criminel de tous, du meurtre fondateur à la naissance du sacré (les mythes, récit de l'événement originaire, les rites, répétitions métaphoriques de l’événement originaire, les interdits, régulations de l'accès aux objets générant des rivalités), puis l'expansion du sacré vers la pensée symbolique(20), la culture, les institutions, la justice, et la politique.
Pour Girard, le rite sacrificiel, ancré dans la mémoire inconsciente de la violence fondatrice, est le propre des religions premières, voire proto-humaines. Ce sont l'illusion de la culpabilité de la victime désignée, avec méconnaissance de la violence collective, et les rites la perpétuant, qui permettent d'évacuer les tensions collectives dans les sociétés premières.
Girard observe que la tragédie grecque(21) marque le passage du religieux à la naissance d'un ordre symbolique qui conduira aux institutions politiques et judiciaires, substituant à la violence privée réciproque une violence légitime désacralisée.(22)
Nous vivons actuellement, et depuis un certain temps, dans un monde où la violence est (censée être) contrôlée par le pouvoir politique, administratif et judiciaire.
Sans doute certaines pratiques ritualisées avaient-elles autrefois une fonction de régulation de la violence, dans les sociétés traditionnelles fermées et homogènes, et le mécanisme d'ailleurs résidait davantage dans une efficacité symbolique plus que dans la violence objectivement exprimée.
Mais attribuer à la corrida une soi-disant fonction de purgation ou de purification, dans nos sociétés actuelles, est une pure fiction, a fortiori au sens girardien.
Sauf à penser qu'il y aurait un stock de violence, laquelle, si elle s'exprime sur les bêtes, ne s'exprimera pas sur les hommes, en vertu de je ne sais quel principe de vases communicants. R Babeau doit pourtant savoir que la violence n'est pas un fonds quantifié, mais une dynamique qui, loin de s'épuiser, s'auto-entretient et même se potentialise.
Et il est évident que, même si la suite chronologique ci-dessus décrite est inévitablement traversée de crises mimétiques, la corrida n'a rien à voir, de près ou de loin, avec un rite sacrificiel au sens girardien.
La corrida n'a vu le jour en Espagne qu'au milieu du XVIIIe siècle. Et elle ne fut transposée en France qu'à partir du milieu du XIXe siècle.(23)
L'insistance de certains la rattacher à des pratiques antiques, bouphonies des fêtes dipoliennes, tauroctonie du culte de Mithra, ou taurobole du culte de Magna Mater, est juste inepte.
Et la corrida ne prend aucunement racine dans une quelconque crise sacrificielle. Elle procède du croisement de pratiques aristocratiques équestres et de pratiques roturières pédestres : d'une part la chasse au taureau sauvage par les nobles après la fin du Moyen-Âge, puis les joutes taurines comme entraînements militaires et démonstrations de prestige, lesquelles investirent ensuite les places urbaines, et d'autre part le maniement du bétail lors de son trajet vers l'abattage, accompagné d'un harcèlement populaire ludico-sadique.
Ainsi, vers le milieu de XVIIIe siècle, des lieux (plazas) et des périodes (temporadas) furent dédiés à cette pratique en Andalousie. Puis la Castille, avec Madrid, assura l'expansion de celle-ci en Espagne, et son exportation à l'étranger (en Amérique latine, où étaient déjà exportées les joutes équestres, puis en France).
2 - René Girard et le christianisme
Dans La violence et le sacré, René Girard insistait sur le caractère « scientifique » (c’est-à-dire visant à rendre compte du plus grand nombre de faits possible) de sa théorie.
On attendait alors qu'il approfondisse sa lecture au regard de la Bible et de la religion chrétienne.
Ce fut fait avec Des choses cachées depuis le commencement du monde (1978). Mais cet ouvrage jeta comme un froid. Il eut beaucoup moins de retentissement que La Violence et le Sacré six ans plus tôt.
Pourquoi ? Parce que Girard y achève son coming out de catholique croyant, et met donc en jeu sa crédibilité scientifique. Tout en précisant maintenir sa posture scientifique, puisque c'est celle-ci qui l'a amené à considérer que le christianisme n'était pas un mythe comme les autres(24), mais une vraie religion(25). René Girard reconnaît évidemment que la religion chrétienne, depuis 2000 ans, n'a guère tenu ses promesses.(26) Il met en cause la nature de l'homme, difficile à maîtriser, mais aussi une mauvaise lecture du récit biblico-évangélique(27). En cela René Girard investit une posture de prophète : il dit la vérité, il énonce l'état du monde, il annonce les chemins à prendre (soit l'avènement du vrai message chrétien, soit l'apocalypse destructrice).
En tout cas une chose est claire selon René Girard : le propre du christianisme est d’avoir ouvert la voie à la réconciliation par un chemin non sacrificiel. Le rite sacrificiel, sous quelque forme que ce soit, n'a plus rien à faire dans les sociétés modernes.
De même que l'épisode du sacrifice d'Isaac demandait que le sacrifice animal se substitue au sacrifice humain, de même le sacrifice christique, en révélant sa violence, vise à abolir tout sacrifice. Son actualisation eucharistique ne se traduit que par la transsubstantiation du pain et du vin en corps et en sang du Christ.
Tout juste persiste la consommation de l'agneau pascal (Agnus Dei, symbolisant le Christ sacrifié), dérivé du sacrifice accompli par les Juifs dans l'Antiquité durant la fête de Pessa'h.
3 - La corrida est-elle pacificatrice ?
Faire référence à la théorie de René Girard pour tenter de légitimer la corrida, c'est prétendre donner à celle-ci une vertu pacificatrice.
En un sens, on pourrait dire que cette vertu rejoint le dernier considérant du préambule de la Convention de 2003 de l'UNESCO sur « le rôle inestimable du patrimoine culturel immatériel comme facteur de rapprochement, d’échange et de compréhension entre les êtres humains », et le dernier critère de sa définition du Patrimoine Culturel Immatériel dans le premier paragraphe de l'article 2, qui met l'accent sur « l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus ». Nous avions en mai 2011 protesté contre cette inscription de la corrida à l'inventaire français du PCI, laquelle relevait de la pure manigance.
Car la corrida est au contraire l'objet d'oppositions extrêmement virulentes. En France cette opposition remonte à son introduction, dès le XIXe siècle.
Elle fait l'objet d'une opposition active dans tous les pays où elle est pratiquée : non seulement le sud de la France, mais aussi l'Espagne, le Mexique, le Venezuela, la Colombie, l'Équateur, et le Pérou, ainsi que le Portugal pour les corridas portugaises. Cette opposition s'est évidemment spectaculairement amplifiée grâce à Internet et aux réseaux sociaux, les images de corridas étant accessibles à tous, et l'action commune étant facilitée.
R Babeau écrit « Il faut bien le constater, les anti-corridas, sous prétexte de protéger les animaux, mènent un combat hostile à des êtres humains que sont les aficionados. »
Bien évidemment, nous menons un combat hostile envers les aficionados ! Pour la raison que les valeurs et les pratiques qu'ils défendent nous paraissent dommageables à la fois pour les animaux, et pour les êtres humains.
Ce combat est-il, comme l'écrit R Babeau, hostile *aux* aficionados en tant qu'êtres ? On ne peut nier, par exemple en consultant les réseaux sociaux, que les propos des opposants à la corrida envers les toreros ou les aficionados sont souvent peu amènes. Au demeurant, les propos des aficionados envers les anti-corrida sont le plus souvent symétriques.
C'est un vieux problème : les hommes ne peuvent guère s'opposer à des idées ou des pratiques sans manifester de l'hostilité envers ceux qui professent ces idées ou commettent ces pratiques. Hostilité d'autant plus virulente que leur opposition est radicale. Et hostilité d'autant plus virulente que les idées ou les pratiques en cause sont elles-mêmes violentes, ce qui est le cas en l'occurrence.
Y a-t-il des domaines, dès lors qu'ils touchent à des questions éthiques ou politiques, où le débat d'idée est serein ?
Mais la « violence » des anti-corrida reste verbale, qu'elle soit orale ou écrite. Les éventuels débordements parfois observés lors de rassemblements (franchissement de périmètre, barrières renversées…) sont des broutilles par rapport aux vrais débordements de bien d'autres manifestations.
En revanche, la violence des aficionados, elle, est bien réelle, dès lors que des opposants s'approchent des arènes voire y pénètrent pour des actions de protestations pacifiques (Céret en juillet 2010, Millas en août 2010, Rodilhan en octobre 2011, Rion-des-Landes en août 2013, Maubourguet en août 2014…)
Et, si les médias français titrent invariablement sur les « confrontations violentes » entre partisans et opposants à la corrida, non moins invariablement les blessés ne sont que du côté des opposants. Cherchez l'erreur.
Rodilhan, 2011
Il faut dire que les responsables du microcosme taurin n'ont pas l'air gênés le moins du monde par l'action violente. Un des liens ci-dessus rapportait quelques unes de leurs réactions après Rodilhan 2011, scène de leurs exactions les plus violentes. Et on peut retrouver à l'intérieur de cet article des citations d'André Viard, qui n'est pas n'importe qui, mais le porte-parole officiel du mundillo en France (la FSTF ne me contredira pas…)
R Babeau prétendra-t-il que cette violence des aficionados envers les anti-corrida est simplement due à la perturbation de leur rite sacrificiel(28) ?...
Robet Babeau titre son exposé « La corrida, pourquoi tant de haine ? »
Se réfère-t-il à la haine cachée qu'elle véhicule chez les aficionados ? A la haine qu'elle peut susciter chez les opposants ? A la haine que cette opposition peut susciter chez les aficionados ?... Toujours est-il qu'à l'évidence, la corrida alimente le cercle habituel de la haine entre les hommes.
Rodilhan, 2013
Conclusion : à notre époque et dans notre société, non seulement il est absurde de prétendre que la corrida peut avoir un effet pacificateur et conciliateur, mais c'est clairement l'inverse : elle est devenue l'un des sujets de société les plus polémiques, et partout les oppositions entre partisans et opposants s'attisent. Comment peut-on la comparer de près ou de loin à un rite sacrificiel, quelle que soit l'explication théorique à laquelle on se réfère, alors qu'une partie majeure et croissante de la population prend le parti de la victime et souhaite l'interdiction de cette pratique ?
IV - FAUT-IL INTERDIRE LA CORRIDA AUX MOINS DE 16 ANS ?
R Babeau aborde la question à la fin de son exposé.
A - Les possibles effets traumatiques ?
Selon lui, l'enfant va pouvoir métaboliser l'afflux d'émotions « par la présence d'un adulte contenant, bienveillant, protecteur en position d'initiateur au moyen du langage verbal. »
Réponses :
- D'une part, il y a lieu de penser que, pour ainsi dire par définition, tout adulte se considère et se pose vis-à-vis d'un mineur qu'il accompagne comme « contenant, bienveillant, protecteur en position d'initiateur au moyen du langage verbal. » Je ne connais pas d'adulte qui se considère et se pose vis-à-vis d'un mineur qu'il accompagne comme « excitant, malveillant, agresseur en position de choquer en évitant tout recours au langage verbal ». Enfin, si : certains méchant(e)s dans les œuvres de fiction.
Il faut dire aussi que le langage verbal explicatif n'éclaire pas forcément le jeune, entre les adultes qui ne savent que crier Olé !, et ceux qui enfouissent les blessures, la souffrance, le sang et la mort sous un méli-mélo de sabir hispano-technique.
- D'autre part, le PROTEC dispose de témoignages écrits nominatifs de personnes ayant été durablement choquées par une corrida étant mineures, quels que soient les adultes accompagnateurs.
Et l'étude de Graña et al (2004), qui n'est certes qu'un modèle « expérimental », ne va pas du tout dans le sens de cette assertion constamment ressassée par les partisans de la corrida.
Enfin, rappelons l'avis et la recommandation du Comité des Droits de l'Enfant de l'ONU en février 2014 dans son rapport sur le Portugal, qui estime avec raison que l’intérêt supérieur de l’enfant prime sur la responsabilité parentale, et que l’État se doit donc d’intervenir.
B - La corrida, expérience initiatique ?
« Les enfants ont besoin de ces expériences initiatiques afin de structurer leur appareil psychique. Les occasions d’avoir peur pour ou d’être saisi de colère ne manqueront pas au cours de leur vie. La corrida est une de ces occasions idéales et protégées pour initier nos enfants »
Si le Dr Babeau pense qu'il convient de confronter l'enfant à la peur, à la violence, aux blessures, au sang et à la mort pour le préparer à la vie, il faut qu'il demande la suppression du décret du 15 mai 1992 concernant l'accès des mineurs aux salles de cinéma. Ce scandaleux décret empêche en effet les adultes contenants, bienveillants et protecteurs d'emmener les enfants voir des films qui les initieraient à la vie, alors même qu'il ne s'agit là que de fictions !
Reprenons certaines affirmations du Dr Babeau sur la corrida en ayant à l’esprit ce thème « Faut-il conseiller la corrida aux moins de 16 ans ? »
« Oui, l'animal est agressé violemment par les hommes et c'est le principal de l'affaire, même si la dimension artistique et culturelle vient parer d'un voile léger cette vérité. Il nous faut revendiquer ce fait plutôt que de tenter vainement de le minimiser. L'homme, l'humain, nous tous, sommes potentiellement des prédateurs violents, et il faut bien composer avec ça.
[…]
Chaque spectateur peut s'identifier alternativement au torero matador avec passion (aficion), puis au taureau c'est-à-dire à la victime par compassion. Vécu équilibré qui rend compte du calme qui règne à la sortie des arènes dans la foule des spectateurs.
[…]
Les enfants ont besoin de ces expériences initiatiques afin de structurer leur appareil psychique. Les occasions d’avoir peur ou d’être saisi de colère ne manqueront pas au cours de leur vie. La corrida est une de ces occasions idéales et protégées pour initier nos enfants »
Maintenant, appliquons-les à une tradition locale de certaines Zones Urbaines Sensibles : le viol en réunion, qui, lui, est pénalisé sur tout le territoire et pas seulement sur les 9/10èmes, et demandons-nous « Faut-il conseiller le spectacle des tournantes aux moins de 16 ans ? » :
« Oui, la femme est agressée sexuellement par les hommes et c'est le principal de l'affaire, même si la dimension urbanistique et sociale vient parer d'un voile léger cette vérité. Il nous faut revendiquer ce fait plutôt que de tenter vainement de le minimiser. L'homme, les hommes de sexe masculin, nous tous, sommes potentiellement des prédateurs sexuels, et il faut bien composer avec ça.
[…]
Chaque spectateur peut s'identifier alternativement au participant violeur avec passion (bandaison), puis à la fille c'est-à-dire à la victime par compassion. Vécu équilibré qui rend compte du calme qui règne à la sortie des caves dans la foule des cités.
[…]
Les enfants ont besoin de ces expériences initiatiques afin de structurer leur appareil psychique. Les occasions d’avoir peur ou d’être saisi de colère ne manqueront pas au cours de leur vie. La tournante est une de ces occasions idéales et protégées pour initier nos enfants »
J'entends déjà s'élever le chœur des offusqués « Dans un cas il s'agit d'animaux et dans l'autre d'êtres humains. Comment peut-on assimiler des animaux et des êtres humains ? ».
Ma comparaison, pour ceux qui n'auraient pas voulu le comprendre, ne relève pas de la concordance déontique, elle ne relève que de la démarche *logique*.
Et je n'assimile pas les êtres humains avec les autres animaux. Car les êtres humains ont cette particularité d'être capables du pire comme du meilleur. Que ce soit à l'égard de leurs semblables ou à l'égard des autres animaux sensibles.
Toujours est-il que les enfants sont confrontés très tôt à la violence, à commencer par la violence de leurs pairs. Ils sont confrontés à ce que peuvent avoir de violent les maladies ou les accidents de leurs proches. Et, dès qu’ils sont en âge de s’intéresser aux médias et de naviguer sur Internet, ils sont confrontés à la violence du monde telle qu’elle y apparaît quotidiennement.
Les enfants sont-ils tenus à distance de la réalité de la mort ? Certes, puisque nous sommes en novembre, convenons que la prééminence croissante d'un Halloween (All Hallow's Eve) ludico-commercial sur la Toussaint et la Fête des morts donne à penser à une infantilisation de la société. Mais les vieux rites catholiques de la Fête des Morts étaient devenus depuis longtemps trop souvent des routines vides de sens. Il faut probablement que nos sociétés renouent contact avec la mort et avec leurs morts. La mort est constamment à notre porte et à celle de nos enfants : mort des membres de la famille, mort des amis, mort des collègues, mort des voisins…
Bref, qu’il s’agisse de la violence ou de la mort, nul besoin pour y initier l’enfant d'artifices aussi incongrus que le charcutage à vif de ruminants.
C - La référence à Marcel Rufo
Robert Babeau achève ainsi son exposé : « Pour terminer, citons la conclusion de l'intervention du Professeur Marcel Rufo, célèbre pédopsychiatre Marseillais, dans La Provence du 30-05-2007:
"Attachons nous aux vrais problèmes des jeunes, la corrida n'en fait pas partie. Décidément pas.
Alors continuons d'aller aux arènes avec nos enfants, sereinement, sans culpabilité, avec enthousiasme et respect !" ».
La référence à Marcel Rufo(29) est assez malencontreuse. Célébrité et compétence ne vont pas forcément de pair, pas plus que célébrité et éthique.
Dans Allô Rufo, l'émission de France 5 où il continue à sévir, Marcel Rufo avait commis en décembre 2012 un dérapage si sévère qu'il a généré contre lui une pétition rassemblant plus de 20 000 personnes, et fait l'objet d'une plainte à l'Ordre des Médecins.
IV - CONCLUSION
Pour longue qu'elle soit, ma réponse n'aborde pas certains problèmes essentiels, comme l'approfondissement des ressorts psychologiques qui animent les aficionados (ou, d'ailleurs, de ceux qui animent les anti-corrida).
Ces ressorts font qu'on débouche nécessairement sur un dialogue de sourds.
Dans l'article du Midi Libre rendant compte du congrès de la FSTF, le commentaire soulignant la photo est : « Le congrès a pu se dérouler dans la sérénité, sans les anti corrida. »
On a en effet cru remarquer que les partisans de la corrida souffrent d'une… phobie de la contradiction. Allez savoir pourquoi ! Une entité nosologique à proposer à la classification internationale des maladies de l'OMS ?
Il n'en est pas de même pour nous : si Robert Babeau souhaite apporter des arguments, notre site lui est ouvert.
Jean-Paul Richier, psychiatre.