La Fédération des Sociétés Taurines de France a mis en ligne l’exposé de Robert Babeau, présenté comme psychiatre-psychanalyste, qui intervenait à l’occasion de son colloque d’octobre 2014 intitulé « Accompagnons nos enfants à la corrida ».
Nous réfutons son argumentaire dans l’article ci-dessous. On voudra bien nous pardonner la longueur exceptionnelle de cet article (à tel point qu'il a fallu le scinder en 2 !) : nous avons mis à profit cette réponse pour clarifier un certain nombre de points régulièrement mis en avant par les partisans de la corrida.
A notre époque et dans notre société, non seulement il est absurde de prétendre que la corrida peut avoir un effet pacificateur et conciliateur, mais c'est clairement l'inverse : elle est devenue l'un des sujets de société les plus polémiques, et partout dans le monde, là où existe la corrida, les oppositions entre partisans et opposants s'attisent. Comment peut-on la comparer de près ou de loin à un rite sacrificiel, quelle que soit l'explication théorique à laquelle on se réfère, alors qu'une partie majoritaire et croissante de la population prend le parti de l’animal victime et souhaite l'interdiction de cette pratique ?
Quant aux mineurs, ils sont bien assez tôt confrontés à la violence et à la mort. Nul besoin, pour les initier à ces douloureuses réalités, d'artifices aussi incongrus que le spectacle du charcutage à vif de ruminants.
* Les notes, pour en faciliter la lecture éventuelle, renvoient à une page à part, qu'il suffit donc d'ouvrir une fois
Cette année, le 98e Congrès National de la FSTF (Fédération des Sociétés Taurines de France), qui s'est tenu à Alès, avait donné pour thème à son colloque, samedi 18 octobre 2014, « Accompagnons nos enfants à la corrida ». Les pratiques en déclin tentent désespérément de recruter chez les jeunes, c'est un grand classique.
On lit dans la présentation « Les antitarins(1) voudraient faire interdire l’accès des arènes aux enfants sous prétexte que le spectacle de la corrida les traumatiserait, les accoutumerait à la violence, fragiliserait leur sens moral, perturberait leur appréciation des valeurs. »
On aura reconnu là les thèmes avancés par le PROTEC.
La FSTF a mis en ligne dans un deuxième temps plusieurs interventions. Nous allons nous attacher à réfuter l’argumentaire de Robert Babeau, présenté comme psychiatre-psychanalyste.
Son intervention, initialement annoncée comme intitulée Le spectacle de la corrida traumatise-t-il les enfants ?, s'est en fin de compte intitulée : Corrida, pourquoi tant de haine ? En fait elle vise davantage à justifier la corrida elle-même qu’à justifier l’accès des mineurs. J'invite à la lire tranquillement avant de lire mes réfutations.
I - LES POINTS POSITIFS
Quitte à surprendre les opposants à la corrida qui me liront, je commencerai en recensant les points positifs de l'exposé de R Babeau.
A - La clarté de son exposé
Le texte de R Babeau est accessible, lisible, compréhensible.
Par cela, il a le mérite de s'exposer à la contradiction.
Il ne se cache pas derrière des effets de langage comme les deux autres intervenants dont les exposés sont en ligne :
. B Salignon, professeur d'esthétique à Montpellier III, en intellectuel typiquement hexagonal, a compris que le meilleur moyen de ne pas être contredit était d'étaler un verbiage nébuleux pouvant être condensé en deux phrases (en l'occurrence : « la vie et la mort sont indissociables, et réciproquement », et « pour passer de la vie à la mort, il faut mourir ». Puisque B Salignon semble friand de guillemets et de citations, et puisqu'il nous réchauffe l'épisode d'Abraham et du sacrifice d’Isaac, je lui conseille les citations de deux auteurs juifs :
. Allan Stewart Konigsberg(2) : « La vie est une maladie mortelle sexuellement transmissible. »
« Ce n'est pas que j'ai peur de la mort, je veux juste ne pas être là quand ça arrivera. »
« Tant que l'homme sera mortel, il ne sera jamais décontracté. »
« A l'éternelle triple question toujours demeurée sans réponse: "Qui sommes-nous? D'où venons-nous? Où allons-nous?" je réponds: "En ce qui me concerne personnellement, je suis moi, je viens de chez moi et j'y retourne". »
« Je suis pour la peine de mort avec sursis. »
« Ce n'est pas en tournant le dos aux choses qu'on leur fait face. »
. J Tessier, aumonier des arènes de Nîmes, alterne la répétition homélique (il utilise une quinzaine de foi(s) le mot « lumière » dans son exposé) et l'enfoncement de porte ouverte, en oubliant l'essentiel (les tenants et les aboutissants anthropologiques et spirituels du sacrifice christique). Son salmigondis se superpose à celui de Salignon, à ceci près qu'il ajoute la « Résurrection » à la vie et à la mort.
Tessier montre sa curieuse interprétation du message christique(4) par la phrase suivante : « Si, en entrant dans une église, ou même à la maison, l’enfant peut voir sur une croix le cadavre d’un homme atrocement supplicié, sans que cela ne choque grand monde : pourquoi ne pourrait-il pas voir une corrida ? »
Le message christique (nous y reviendrons plus bas) vise précisément à mettre fin à toute forme de violence. Et, si la représentation de la crucifixion n'a sans doute que peu choqué nombre d'enfants qui y ont été habitués au plus jeune âge, la chose est moins sûre pour les représentations de martyrs, y compris dans les églises, comme celles de Saint Sébastien (criblé de flèches) ou de Saint Barthélémy (écorché vif), ou encore pour des livres façon bande dessinée que l'on distribuait aux enfants, genre Les Saints Martyrs de l'Ouganda, où de malheureux Africains convertis à la Vraie religion étaient brûlés vifs, écorchés vifs et/ou amputés des quatre membres, images à l'appui. Merci M Tessier(5). Nous faisions plus haut référence à Allan Stewart Konigsberg(2). S'il traduit une des fonctions de la religion avec « Je ne crois pas en l'au-delà, mais j'emmènerai quand même des sous-vêtements de rechange. », on lui doit surtout l'éternel « Si Dieu existe, j'espère qu'il a une bonne excuse. »
B - Le problème de la violence humaine
Robert Babeau pose une question tout à fait pertinente : celle de la violence des hommes et des moyens de la réguler.
Cette question est plus que pertinente : elle est cruciale, tant elle est enracinée dans le fonctionnement psychique et social de l'homme. Comme l'est la question de la mort, ou la question du sexe (libido, éros…).
Et lorsque R Babeau écrit « Il n'y a pas d'humains bon et gentils d'un côté et des barbares de l'autre, le contexte politique, social et culturel seul peut changer et transformer insidieusement un bourgeois tranquille en sadique cruel […] Le barbare n'est rien d'autre que l'Autre de soi-même, de moi-même. », je ne peux qu'y souscrire des deux mains.
Je suis d'accord avec R Babeau : la société doit admettre la violence pour pouvoir la contrôler, et non faire croire à un homme naturellement « bon ». Le mythe du bon sauvage, né avec Cartier puis Montaigne au XVIe siècle et notamment repris au XVIIIe siècle par les philosophes des Lumières, pour éminemment sympathique qu'il soit, ne tient pas la route.
C - La reconnaissance de la violence de la corrida
1 - La corrida est violente…
« Au cours de la corrida, le taureau est traité avec violence par les toréros : piques profondes et sanglantes (acte le plus contesté et contestable), banderilles, épée, descabello, poignard du puntillero. Oui, l'animal est agressé violemment par les hommes et c'est le principal de l'affaire, même si la dimension artistique et culturelle vient parer d'un voile léger cette vérité. Il nous faut revendiquer ce fait plutôt que de tenter vainement de le minimiser. »
Dont acte.
2 - Mais ce n'est pas ce que recherchent les aficionados ??
R Babeau écrit plus loin, et c'est là que le bât blesse :
« Rappelons enfin que les aficionados ne jouissent pas de façon sadique de la souffrance du taureau, comme le prétendent les anti-corridas, mais se réjouissent plutôt du courage, de la tenue, de l’élégance et de la performance des toreros devant le danger mortel représenté par le taureau de combat. »
a - Question : je veux bien qu'on vienne à la corrida pour le duende du torero ; je veux bien que les esthètes jugent les courses camarguaises ou landaises trop sportives et pas assez artistiques, ou que les concours de recortadores manquent des fioritures audio-visuelles qui entourent la corrida ; mais en ce cas que viennent faire la pique, les banderilles, l'épée, le verdugo et la puntilla ? Pourquoi pas simplement des jeux de capes ?
Bien sûr, à notre époque (car c'était loin d'être le cas jadis, il n'est que de lire Hemingway), la plupart des aficionados ne vont pas s'avouer à eux-mêmes qu'ils jouissent du sang, des blessures et de la mort du taureau.
Mais le Dr Babeau, présenté comme psychanalyste, n'a-t-il jamais entendu parler de mécanismes psychiques comme le clivage, le déni, le refoulement ou la dénégation ?
Les aficionados qui clament aller aux toros pour l'art, la technique, l'ambiance, le duende ou toutes ces sortes de choses, mais surtout pas le sang, la souffrance ou la mort, sont aussi crédibles que des gars qui clameraient aller au Crazy Horse pour les décors, la mise en scène, la chorégraphie, les jeux de lumières, la musique, mais surtout pas pour les fesses, les cuisses ou les seins des filles.
b - Quant au danger de blessures potentiellement mortelles encouru par les toreros, c'est effectivement une particularité des corridas espagnoles. Ce risque fait même partie intégrante de l'esprit de la corrida. C'est d'ailleurs en excipant de ce risque, que bien souvent, les taurins légitiment ce qu'ils font subir à l'animal. Là aussi, il est évident qu'aucun aficionado ne va *délibérément* aux arènes pour voir blesser un torero.
. Question : pourquoi les aficionados sont-ils si pointilleux sur la question de l'afeitado ? Pourquoi n'auraient-il plus du tout le même intérêt à assister à une corrida où le taureau aurait les cornes émoussées ou emboulées ? Là aussi se pose la question des mécanismes psychiques plus haut cités.
. Question : pourquoi les séquences vidéo des cornadas les plus spectaculaires, comme celle de Tomás en 2008, celle d'Aparicio en 2010, ou celle de Padilla en 2011, font-elles à chaque fois un tabac sur les websites *taurins* de la planète (accompagnées bien sûr de commentaires peinés).
Notons que la diffusion de ces vidéos pourraient relever de l'article 227-24 du code pénal français (message à caractère violent susceptible d'être vu ou perçu par un mineur), alors que ces mêmes mineurs peuvent y assister en direct aux premières loges. Cherchez l'erreur.
D - Un recours modéré aux sophismes préférés des aficionados
Non seulement Robert Babeau nous épargne la sempiternelle rengaine de la tradition et la culture (sinon par la réflexion girardienne), mais il reste sobre dans ses recours aux deux sophismes préférés des aficionados (il faut dire qu'au royaume des aveugles, les borgnes sont rois). Ils occupent moins de 15 % de son exposé (oui, j'ai fait des statistiques), contre les 95 % qu'on a coutume de lire sous la plume des défenseurs de la corrida, à commencer par son porte-parole officiel André Viard.
1 - La disqualification des contradicteurs
Il ne s'y livre que dans les extraits suivants :
a - « Combien d'anti-corridas ont-ils renoncé à acheter et à utiliser des chaussures en cuir, à porter des vêtements de cuir, des ceintures en cuir. Combien d'entre eux ont renoncé à consommer de la viande, de la charcuterie et autres produits dérivés de l'abattage des animaux ? »
Tous les opposants à la corrida ne sont pas vegans ou végétariens, c'est une évidence. Mais c'est dans l'autre sens qu'il faut formuler la question : pourquoi tant de personnes qui ne sont ni veganes ni végétariennes sont-elles opposées à la corrida ? La réponse tombe sous le sens : parce que la corrida est le seul mode d'exploitation d'un animal qui associe à la mort de celui-ci des sévices et des actes de cruauté codifiés (donc obligés) et constitués en spectacle pour le plaisir de l'homme. Que les souffrances imposées aux animaux dans le cadre de l'élevage et de l'abattage industriels soient quantitativement sans commune mesure avec celles subies par les taureaux dans les corridas, personne n'en disconviendra. L'opposition à la corrida vient de ce qu'elle est dans nos sociétés l'ultime symbole social de l'animal livré au bon plaisir sanguinaire de l'homme, et légitime par son existence tous les autres sévices.
Signalons aussi qu'à ma connaissance, toutes les personnes activement engagées contre la corrida le sont également contre l'élevage industriel et ses dérives.
Enfin, notons que cette problématique illustre régulièrement les limites du dialogue rationnel :
. si des anti-corrida ne sont pas vegans, les pro-corrida s'empressent en général de pointer leur incohérence,
. si des anti-corrida sont vegans, les pro-corrida s'empressent en général de pointer leur extrémisme.
b - « Il faut bien le constater, les anti-corridas, sous prétexte de protéger les animaux, mènent un combat hostile à des êtres humains que sont les aficionados. J’ai, là aussi, fait l’expérience personnelle d’avoir été agressé violement par eux, au sortir d’une réunion paisible dans un théâtre à la mémoire de Nimeño II. »
Qu'est ce que M Babeau appelle une « agression violente » ? Certes, les agressions verbales, orales lors de rassemblements ou écrites sur les réseaux sociaux, ne sont pas rares de la part des anti-corrida. Mais il est amusant de voir le Dr Babeau s'étonner de quelques débordements verbaux alors même qu'il nous explique en long et en large (avec raison) que la violence est au cœur de l'homme. Et surtout il oublie de se poser la bonne question : pourquoi la corrida suscite-t-elle une opposition aussi virulente ?
un taureau nommé Fadjen
2 - Le sophisme du pire.
Bon, on a quand même le droit à deux petites rengaines :
a - La sempiternelle mise en perspective de l'élevage industriel et de la vie rêvée des toros bravos :
« De nos jours, les élevages industriels adaptés à la consommation de masse et aux profits maximums, mettent en œuvre des procédés de type concentrationnaire. Des cochons, veaux, poulets sont immobilisés, enfermés à vie, confinés dans des espaces les plus restreints possibles, gavés, systématiquement engraissés aux hormones et aux antibiotiques, maintenus sous éclairage artificiel permanent, enfin abattus en série et traités comme des objets, sans qu’aucune voix ne s’élève pour protester.(6) Ces pratiques sont-elles pour autant moins barbares ?
Le taureau de combat, lui, a été créé pour le combat et la mort, il est élevé et sélectionné exclusivement dans ce but. Il vit en liberté et se nourrit de fourrage, jusqu'au jour du combat. [...] Il est applaudi et admiré s'il est beau, se montre fort et vaillant. Cette vie saine, ce destin exceptionnel de l'animal sont-ils moins enviables comparés aux traitements sordides des animaux dans les élevages industriels ? »
- D'une part, il y a le faux dilemme : soit l'élevage concentrationnaire, soit l'élevage extensif.
On peut s'élever contre l'élevage concentrationnaire sans pour autant imposer aux bovins un abattage précédé de vingt minutes de souffrances. Les welfaristes prônent le retour à des modes d'élevages plus humains, les abolitionnistes prônent le renoncement à la viande et aux produits animaux.(7)
- D'autre part, arguer que l'animal est une fois dans l'arène « applaudi et admiré » et connaît un « destin exceptionnel » relève simplement de ce que les pro-corrida reprochent si régulièrement aux anti-corrida : l'anthropomorphisme.
b - La sempiternelle mise en perspective des corridas et des drames humains
« Combien [des anti-corrida] se mobilisent-ils pour protester contre la production d'armes par la France, contre les conflits armés, le terrorisme, etc. ? »
Couplet habituel alliant le sophisme du pire et le discrédit du contradicteur.
. Question 1 : combien parmi ceux qui se mobilisent pour défendre la corrida se mobilisent-ils pour défendre les causes ainsi illustrées ?
. Question 2 : R Babeau peut-il indiquer les moyens de protester contre les conflits armés ou le terrorisme(8), en dehors des pétitions et des manifestations, à l'efficacité plus que douteuse ? (lesquelles doivent au demeurant rassembler des opposants comme des partisans de la corrida). En revanche, agir contre la corrida est de l'ordre du possible par la mobilisation de l'opinion, des médias et des politiques. Ne comparons pas ce qui n'est pas comparable.
Sans doute les militants les plus engagés dans la lutte contre les corridas n'ont-ils pas toujours le temps de s'engager activement dans d'autres causes, surtout quand ils ont une profession, les journées ne faisant que 24 heures et les semaines 7 jours. Mais c'est là une question absolument propre à toute activité militante : si on veut être efficace, on est conduit à se spécialiser.
II - QUELQUES PETITS PROBLÈMES DE MOTS
« Le terme "prédateur" désigne la réalité des faits, celui de "barbare" désigne le même homme qualifié ainsi par une portion de la population qui préfère s'aveugler sur sa propre nature et adopter une attitude hypocrite illustrée par la vogue du politiquement correct. »
A - Le terme « prédateur » désigne une réalité, certes, mais une réalité naturaliste, pas anthropologique. Il faut savoir dans quelle perspective on entend se situer.
B - Le terme « barbare »(9) pour désigner autrui peut-il masquer un refus de considérer sa propre part d'ombre, comme l'entend R Babeau ? C'est possible dans certains cas, ne le nions pas. Mais il faut savoir que le qualificatif de « barbare » ou le terme « barbarie » sont régulièrement utilisés depuis la seconde partie du XIXe siècle contre la corrida comme contre d'autres sévices envers les animaux (cf par ex La cause animale - Essai de sociologie historique). Et on les trouve souvent aussi sous des plumes anglophones (barbarian, barbarism) ou hispanophones (bárbaro, barbaridad). Car beaucoup considèrent donc la corrida et sa cruauté gratuite comme allant à l'encontre du processus civilisateur.
C - L'expression « politiquement correct » est une des expressions favorites des pro-corrida, avec la « bien-pensance » et la « pensée unique »(10). C'est une façon commode de balayer d'un revers de main le point de vue de ses contradicteurs. Mais c'est juste un argument sans fin : les opinions des uns vont toujours relever du « politiquement correct »(11) pour d'autres.
Jean-Paul Richier, psychiatre