Exposé de María Vicenta Vaquer Martí (2013)
Voici la traduction de l'audition de María Vicenta Vaquer Martí, le 10 juillet 2013, par la Commission culturelle de la Chambre des députés espagnole, dans le cadre du débat législatif sur l'Initiative Législative Populaire visant à déclarer la corrida Bien d'Intérêt Culturel.
Elle est psychologue scolaire et est intervenue en tant que représentante de l’Association de Professionnels pour le Défense des Animaux (PRODA), qui regroupe des psychologues, des enseignants et des éducateurs.
(texte en espagnol : http://www.congreso.es/public_oficiales/L10/CONG/DS/CO/DSCD-10-CO-374.PDF, p 54 à 57)
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Mesdames et Messieurs les députés, je voudrais vous apporter des informations afin d'éclairer votre position quant à l’initiative populaire visant à déclarer la tauromachie "Bien d’Intérêt Culturel".
Je représente un large groupe de psychologues, d’éducateurs et d’enseignants. Je suis psychologue scolaire et de ville depuis plus de vingt ans, dans le domaine clinique, de sorte que mon apport (données et conclusions) proviendra de ma formation et de mon expérience.
La psychologie sociale et de l’apprentissage nous dit que les enfants apprennent avant tout par l’observation des modèles significatifs de leur environnement familial et social le plus proche.
Le processus de "modeling" [apprentissage par reproduction de comportements] dépend de l'observation directe et répétée de ces modèles, dont ils reçoivent des gratifications, ce qui, par conséquent, renforce leur comportement. L’enfant, motivé par l'obtention des mêmes conséquences que son modèle, ou par sa simple observation, imite ces comportements et les intègre dans son répertoire comportemental, en les généralisant à toutes sortes de situations.
Compte tenu de la brièveté de cet exposé, je vous renvoie à l'énorme bibliographie scientifique sur le sujet: Albert Bandura, Ronald Akers, Leon Festinger etc En ce sens, particulièrement intéressante est l’expérience de la poupée Bobo et du clown vivant, menée par Bandura. Dans cette expérience, une professeure a dit à des petits enfants que la poupée est idiote, et qu'elle peut donc être frappée. Puis elle l’a battue, et les enfants l’ont imitée sans qu’elle ait eu besoin de le suggérer. Lorsque la même expérience a été faite avec une personne déguisée en clown, la même chose s’est passée, mais cette fois-ci, en imitant l’enseignante, ils ont frappé un être humain. On appelle cela l’apprentissage vicariant, autrement dit l’apprentissage par imitation d’un modèle réel.
Il y a également eu de nombreuses études sur l'importance notable des médias audiovisuels dans l’apprentissage par imitation. On observe clairement que les personnages qui font montre de violence de façon répétée augmentent de manière significative la propension à la violence des enfants et des jeunes téléspectateurs, car ce rôle violent est accepté par eux comme un modèle de référence.
Les conclusions de certaines de ces études sont citées dans le rapport "Vie en commun à l'école et prévention de la violence" de María José Díaz Aguado, avalisé par la Ministère de l’Éducation et de la Culture : on y vérifie que l’accoutumance à la violence télévisée conduit les plus jeunes à considérer la violence comme un comportement normal, réduit l’empathie envers les victimes de violences, génère une insensibilité, et la diminue la compréhension dans le domaine moral.
C'est le même processus psychologique qui sous-tend le comportement des agresseurs et des spectateurs dans des situations de harcèlement ("bullying"), malheureusement si répandues dans nos écoles.
Après cette introduction, je voudrais maintenant vous exposer comment l’homme se développe moralement par étapes au long de son enfance et de son adolescence. Des spécialistes comme L Kohlberg ou J Piaget nous disent que dans les premiers stades, ce sont des considérations égocentriques très primaires qui prévalent, où le bien et le mal ne dépendent que de la punition ou la récompense que l’enfant recevra ; puis se fait une évolution morale jusqu'à l’acquisition d’une conscience autonome basée sur des principes éthiques universels. Concrètement, Kohlberg cite Gandhi et Martin Luther King comme des paradigmes de la phase finale du développement moral. Et rappelons-nous la phrase de Gandhi : "La grandeur d'une nation et son avancement moral peuvent être évalués par la façon dont elle traite les animaux."
Depuis les recherches du psychologue Howard Gardner (Prix "Prince des Asturies") sur les intelligences multiples, prolongées par Daniel Goleman, la découverte et l’étude de l’intelligence émotionnelle sont devenues plus nécessaires encore, puisque l’apprentissage des capacités, des aptitudes et des compétences qui façonnent cette intelligence, est indispensable dans une éducation pour la vie en commun, la paix, et l’équilibre intra et interpersonnel.
L’auto-connaissance et l'auto-régulation de ses émotions est l’une des pierres angulaires de cette intelligence. Une autre pierre angulaire en est la faculté d’empathie et, par conséquent, de compassion.
Savoir se mettre à la place de l’autre, le considérer comme un être sensible, c'est-à-dire "ressentir avec", est essentiel pour la construction de l’équilibre psychologique.
Chez les enfants, l’apprentissage de l’empathie est facilité et réalisé par le biais de la "biophilie", terme utilisé par Erich Fromm, puis Wilson, Kellert, Katcher et Beck, chercheurs fort réputés dans notre discipline, et défini comme le lien affectif inné chez l’homme envers les autres êtres vivants.
Étant donné que la transmission des émotions dans la relation empathique se fait principalement par du langage non verbal, il est beaucoup plus facile et accessible pour les enfants de s’exercer à l’empathie lors de l’interaction avec un animal non humain. De cette façon, l’apprentissage devient efficace et efficient, puisqu'il se généralise ultérieurement envers sa propre espèce, et non l'inverse.
Chez les enfants trop impulsifs, avec des problèmes d'autocontrôle et de régulation émotionnelle, une exposition à la violence va interférer plus gravement sur le développement de l’empathie et les rendre plus enclins à commettre des actes cruels.
Le psychiatre Luis Rojas Marcos, qui réalise ses travaux de recherche à l'Université de New York, nous rappelle que nous apprenons la plupart des comportements dans la première décennie de notre vie.
Vous pouvez imaginer, à la lumière de ce que nous venons d’exposer brièvement, le résultat sur le comportement qui peut s'ensuivre si l’on combine chez les plus jeunes :
- premièrement, la contemplation de modèles sociaux violents observés de façon répétée ;
- deuxièmement, l’apprentissage de contre-valeurs par l’acceptation sociale de la violence, glorifiée et légitimée, avec la cruauté comme source de jouissance ;
- troisièmement, le défaut de développement de l'empathie, entravée par cette acceptation de la violence que leurs adultes référents leur ont imposée.
Ainsi, le sadisme en tant spectacle est l'un des germes de la violence, comme l’assure l'éminent professeur dans ses travaux.
D’après le professeur Rojas Marcos, les enfants témoins de cruauté et violence encourrent un grave risque de reprendre à leur compte, de normaliser, et de justifier de telles conduites, en les intégrant dans leur répertoire mental et comportemental, à plus forte raison si on y ajoute de la musique, de la fête et des couleurs vives, et si en plus ils sont accompagnés d'adultes de confiance.
A partir de maintenant, nous allons parler de la violence, de la cruauté et du sadisme comme de conduites intentionnelles, qui causent la douleur, la souffrance et/ou la mort pour soumettre la victime, ou simplement y trouver du plaisir.
Une fois ces comportements de cruauté appris et légitimés, le fait qu’ils aient été accomplis contre les animaux est le meilleur prédicteur de possibles actes violents envers les humains.
Cette relation que nous avons établie peut être utilisée comme un critère prédictif et diagnostique pour évaluer le degré de violence, de risque et de danger quant à la possibilité de commettre des infractions graves contre les personnes.
Prenons comme exemple bibliographique un très intéressant rapport de compilation émis par le FBI sur les nombreuses études sur le sujet, qui établit clairement la corrélation entre la maltraitance des animaux et la maltraitance des personnes. Le FBI utilise ces prévisions dans le profilage criminologique.
Laurent Begues, de l’Université de Grenoble, a aussi rassemblé plusieurs études montrant une relation manifeste entre la maltraitance de personnes et des antécédents de maltraitance d'animaux.
Nuria Querol, docteur en médecine et en biologie de l’Université de Barcelone, a rassemblé les nombreuses études qui corrèlent l’observation de la cruauté sur les animaux avec la désensibilisation envers la violence en général, ce qui renforce la tendance à commettre des actes violents contre des personnes. Nombre de facteurs personnels, familiaux et sociaux rendent les enfants plus vulnérables à ce genre de comportements pathologiques. Même le seul facteur d’être soumis à la pression des pairs peut les conduire à la cruauté.
De même, vous pouvez consulter l’abondante bibliographie de la Société Espagnole contre la Violence, présidée par Marillanos Reolid.
Julie Dunlap a effectué une recherche très intéressante en se basant sur le développement moral selon Kohlberg et qui conclut que les compétences pour résoudre les dilemmes moraux sur la façon de traiter les personnes et les animaux se développent de manière concomitante. De cela on peut déduire combien il est grave de faire obstacle au processus de biophilie, car il est l’outil inné dont les enfants se servent pour construire leur développement moral et leur empathie. Si cette biophilie est invalidée, ces capacités ne seront pas non plus acquises dans les interactions humaines.
Selon un rapport de JL Graña, JA Cruzado, et JM Andreu, de l’Université Complutense de Madrid, regarder les corridas peut accroître l’agressivité chez les garçons de 9 ans, et peut provoquer chez les enfants en général de l’anxiété et un choc émotionnel.
Une étude de M Clemente, MA Vidal et P Espinosa, de l'Université de Salamanque et de l’Université de Corogne, conclut que le visionnage (à la télévision) de corridas avant l'adolescence amènerait les enfants à une insensibilisation. Sinon, le visionnage à un âge plus avancé conduit à une attitude de refus plus claire.
Une enquête de J San Sebastian, MJ de Dios, Pilar Casasús et Patricia Casasús, membres d'Universités de la Communauté de Madrid, rapporte la possibilité d’une symptomatologie comportementale de stress en cas d’expérience récente.
E Echeburúa, professeur à l'Université du Pays Basque, a effectué une analyse des diverses études réalisées, de laquelle nous extrayons une recommandation comme conclusion finale, à savoir qu'il faut éviter que les enfants soient témoins des nombreux divertissements où des animaux sont maltraités par des adultes ou des enfants plus âgés (corridas, lâchers de taureaux [encierros], entraînement d'amateurs sur des veaux [capeas], mise à l'épreuve de jeunes bovins [tientas], spectacles de vachettes etc).
Le professeur Vitor F Rodrigues, docteur en psychologie de l'Université de Lisbonne et enseignant, parle aussi des conséquences néfastes du spectacle de la corrida sur les enfants. Il réfléchit aussi, dans un environnement où la préservation de la nature est la base de notre survie, à la contradiction consistant à enseigner aux enfants que certains éléments de la nature (les taureaux comme bêtes méchantes) peuvent et doivent être maltraités.
Dans la même ligne, Kenneth Shapiro, professeur de psychologie clinique, et l'un de nos psychologues les plus renommés, avec 273 chercheurs, psychologues et experts en protection de l'enfance, dans un document daté de 2010, parle de l'impact nocif que la tauromachie peut avoir sur les enfants et les jeunes, et recommande la protection de ceux-ci contre toutes les formes de violence.
À cet égard, le rapport qui peut illustrer le mieux cette idée est celui de J Lequesne et JP Richier, de 2011, avalisé par 90 psychiatres et psychologues. Dans ce rapport, on mentionne les effets des spectacles de corrida sur les enfants. Ces effets sont les suivants :
- une réaction de choc qui provoque du refus et de la peur ;
- un conflit de loyauté envers leurs parents, qui poussera les enfants à occulter leur désir de compassion pour la victime animale ;
- une méfiance et/ou une déception à l’égard des croyances transmises par leur environnement socio-familial ;
- un affaiblissement du sens moral (et ceci est le pire), en découvrant que la souffrance est autorisée et qu’elle est nécessaire à la jouissance des autres, puisqu’un acte de cruauté envers un animal, qui n'a pas le choix, se transforme en un spectacle souhaitable ;
- une accoutumance à la cruauté, avec l'installation de passivité et d'apathie ; l'exposition répétée à ces scènes de violence diminue la réaction des spectateurs.
Ainsi, pour être congruent avec son environnement, l'enfant doit approuver le châtiment d'un être innocent, sans s’émouvoir, en se protégeant derrière l’idée qu'il s'agit d'une tradition.
Cette même étude fait une analogie entre la structure des courses de taureaux et les pratiques de harcèlement (agressions, bagarres, vexations…) filmées avec des téléphones portables dans la cour d’école. Ces pratiques ont en commun avec les corridas un déséquilibre des forces en faveur de l’attaquant, avec une victime choisie et un public conditionné.
Les défenseurs de l'accès des mineurs aux arènes, voient le torero comme un modèle de courage et de maîtrise, aux vertus positives. Mais le torero exerce des sévices graves et des actes de cruauté envers un animal. Par ailleurs, il met sa vie en danger. De nos jours, la recherche de risques et l'impulsivité de nombreux adolescents et préadolescents sont inquiétantes. Il faut réviser le modèle qui leur est proposé, car ils ont tendance à le copier en assistant aux spectacles de rue comme le taureau à la corde, le taureau de feu, etc, en risquant leur vie.
Ces mineurs sont exposés à regarder la manière dont le torero met en danger sa vie pour le divertissement du public. N'est ce pas banaliser la vie humaine ?
Les professionnels de l’éducation constatent que, lorsque le développement moral, affectif et cognitif a atteint des niveaux plus avancés, les jeunes cessent d'assister à ce type d'activités et montrent un refus radical de participer à des pratiques cruelles et injustes.
Les traditions ne doivent pas interférer dans le développement de l'équilibre psychologique des enfants, c’est-à-dire de leur intelligence émotionnelle et leur évolution morale. Comme nous l'avons expliqué, l'exposition des enfants aux corridas interfère négativement sur leur croissance personnelle et leur bien-être.
Pour finir, je vous dirais que, sur la base de cet exposé, et considérant, par conséquent, le préjudice que la tauromachie porte à l'éducation de nos enfants et à l'éradication de la violence dans notre société, on ne peut donc que se montrer opposé au projet de la déclarer "Bien d’Intérêt Culturel", puisque, selon la loi 16/1985 sur le Patrimoine Historique Espagnol, une telle déclaration se traduirait par la mise en œuvre de politiques éducatives (préambule) et l’encouragement à son étude (Titre VI, article 47.3). Je ne suis pas juriste, je suis psychologue scolaire.
Cela fait partie de l'objectif de cette "initiative législative populaire", comme nous pouvons le lire dans les sections 3 et 4 de l'article 4, où l’on exige la création de matières universitaires sur la tauromachie et la mise en œuvre législative nécessaire pour que les enfants puissent accéder à sa connaissance - c'est pourquoi je vous rappelle ma profession -. Et ceci, comme je l'ai exposé dans cette communication, est totalement inacceptable.