Lettre de Kenneth Shapiro en 2013
Voici la traduction de la lettre qu'a adressée Kenneth Shapiro, psychologue américain, et rédacteur en chef de la revue Society & Animals, aux députés espagnols, dont la Commission culturelle allait devoir se prononcer dans les semaines suivantes sur la déclaration de la corrida comme "Bien d'Intérêt Culturel".
Cette lettre s'inspire de celle qu'il avait adressée aux députés catalans en juillet 2010.
Elle est signée de 140 professionnels des sciences humaines et sociales de divers pays.
(Texte en espagnol et signataires : https://es.slideshare.net/MartaEstebanMiano/carta-abierta-del-dr-kenneth-shapiro-y-otros-140-cientficos-y-acadmicos-de-18-pases-al-parlamento-espaol )
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Madrid, 11 septembre 2013
Distingués membres de l'Assemblée nationale espagnole,
Nous avons appris que l'Assemblée examine une Initiative Législative Populaire qui protègerait la corrida en lui octroyant le statut de patrimoine culturel immatériel. En outre, certains articles de cette proposition visent plus particulièrement à promouvoir la corrida auprès des enfants avec des propositions pour ouvrir plus d'écoles de toreros à travers l'Espagne.
Nous vous écrivons respectueusement en espérant que vous trouverez nos remarques utiles, au moment de débattre de cette importante décision. En tant que chercheurs, psychologues, sociologues, criminologues, professionnels du droit, et professionnels des services de protection de la personne, nous sommes préoccupés par la contribution de la maltraitance animale au problème de la violence envers les humains.
Un ensemble significatif de recherches démontre que la maltraitance animale est étroitement reliée à la violence conjugale, aux mauvais traitements envers les enfants, et à d'autres formes de violences interpersonnelles, toutes choses que la société a grand intérêt à prévenir. La prudence et la précaution demanderaient une action législative qui tienne compte de ce lien.
Les personnes qui maltraitent les animaux sont plus portées à être violentes envers les autres et à commettre des infractions dans la vie quotidienne. Une étude approfondie (Arluke et al, Journal of Interpersonal Violence, 1999) a montré que les personnes maltraitant les animaux risquent cinq fois plus de commettre des infractions violentes, telles que des agressions, des viols ou des meurtres ; quatre fois plus de commettre des atteintes à la propriété ; et trois fois plus de commettre des infractions liées aux stupéfiants. La recherche montre également un lien particulièrement important entre la maltraitance envers les animaux et la violence domestique. Les responsables de violences envers les animaux risquent davantage de maltraiter leur conjoint ou leurs enfants.
A l'évidence, la violence demeure la violence, quelle qu'en soit la victime. Les personnes qui y recourent dans leurs rapports avec les animaux ont tendance à agir de même dans leurs relations avec leurs semblables. Que ce soit envers un animal ou un être humain, les auteurs de ce type d'actes utilisent la force et le pouvoir de la violence pour dominer et contrôler les autres.
Ce qui est peut-être moins connu, c'est qu'en plus du lien entre les mauvais traitements sur les animaux et la violence interpersonnelle, l'exposition directe à des mauvais traitements sur des animaux peut aussi conduire à un futur comportement violent envers les êtres humains. Des recherches récentes montrent, et il est important de le comprendre, que le simple fait d'assister à des mauvais traitements sur des animaux perpétue le cycle de la violence par des mécanismes de désensibilisation et d'imitation de modèles. Les plus jeunes en particulier, qui sont témoins de manière récurrente de maltraitances animales, pourraient “apprendre” à utiliser la violence dans leurs relations personnelles. De plus, nous savons aujourd'hui que les enfants qui violentent les animaux sont davantage susceptibles de souffrir de symptômes du trouble post-traumatique – comme une préoccupation par les événements dont ils ont été témoins, souvent sous la forme de cauchemars récurrents et d'images mentales.
Il est clair que toute stratégie visant à réduire la violence devrait chercher à améliorer la relation entre être humain et animal comme mesure de prévention. Il n'est pas étonnant que les représentants de la loi et des organismes aient dans plusieurs pays adopté des politiques basées sur cette idée. Par exemple dans plusieurs pays, les services de protection de l'enfance, les refuges pour les femmes et les services de police locale ont commencé à être en contact avec les vétérinaires et avec des organismes impliqués dans les soins aux animaux, et les rapports sur les violences faites sur animaux sont utilisés comme indicateurs des foyers où la violence sur enfant ou sur femme peut avoir lieu.
Etant donné le solide faisceau de résultats reliant maltraitance animale et violence envers les humains, de nombreux gouvernements ont pris des mesures pour renforcer la législation sur la protection des animaux et les messages adressés au public. Ainsi, la grande majorité des états membres de l'Europe n'acceptent plus de considérer les pratiques cruelles envers les animaux comme des activités culturelles. En réalité, quel message envoyons-nous aux enfants en leur disant qu'il est bien d'inciter gratuitement à la violence sur un animal sans défense pour notre propre plaisir ? Nous avons une grande responsabilité et un grand rôle à jouer en influençant la construction psychologique de tout enfant, ce qui inclut d'établir des valeurs, du respect et du jugement moral. Admettre une telle activité sous couvert de pratique culturelle, alors que de nombreux pays dans le monde ont choisi d'interdire les pratiques cruelles comme la corrida, ne peut que conduire à perturber les enfants.
La culture est transitoire et évolue avec le temps. Dans la plupart des pays européens, ce qui était accepté comme étant une pratique culturelle il y a cent ans est très différent de ce qui est accepté aujourd'hui. Ceci se retrouve dans la pression publique grandissante visant à améliorer les conditions de bien-être humain et animal dans leur ensemble. L'Union Européenne reconnaît les animaux comme étant des êtres sensibles, et chaque année des améliorations sont apportées aux protocoles et aux législations sur le bien-être animal.
En ce qui concerne directement la corrida, il est clair qu'elle présente les principales caractéristiques de ces formes de maltraitance animale qu'on a trouvé associées à la violence envers les humains.
Force, pouvoir, domination et contrôle de l'autre sont toutes des composantes de la corrida. La sévérité des tourments infligés aux animaux est également une variable importante qu'il faut prendre en compte. Le fait de blesser de façon lente et ritualisée les taureaux, porté à un point culminant avec leur mise à mort, est comparable aux cas de sévices graves ou flagrants.
Entraîner les enfants et les jeunes à blesser de manière répétée et finalement tuer un animal, comme cela se fait dans les écoles de toreros, leur fournit à l'évidence des expériences puissantes et délétères en tant qu'auteurs ou témoins. Soit ils s'habituent à la violence comme partie intégrante de la vie, soit ils souffrent de l'anxiété et de la dépression de ceux qui sont exposés à des événements traumatiques. En fait de telles formes réitérées de violence 'réelle' vont à l'encontre de l'article 19 de la Convention Internationale sur les droits des enfants (CIDE) des Nations Unies, qui établit que « Les Etats parties prendront toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l'enfant contre toute forme de violence, d'atteinte ou de brutalités physiques ou mentales ».
Nous sommes particulièrement préoccupés par l'impact que peut avoir la corrida sur les personnes qui y assistent. Les jeunes qui sont témoins de ces blessures répétées et de la mise à mort finale des taureaux devant un public enthousiaste, sont impressionnables, et plus enclins à intégrer qu'il est acceptable d'imposer par la violence son pouvoir et sa domination sur des créatures vulnérables, que celles-ci soient des animaux ou des personnes.
Même si les personnes impliquées dans les mauvais traitements sur des animaux ne sont pas toutes violentes envers les humains, et même si beaucoup d'auteurs ou de témoins de mauvais traitements sur des animaux ne deviennent pas violents envers les humains, la relation entre la maltraitance animale et la violence sur les personnes ne peut pas être ignorée. La maltraitance animale est un sérieux problème de société, avec des implications importantes concernant le bien-être humain. Il apparaît de plus en plus clairement qu'un monde dans lequel elle n'est pas contrôlée est également un monde moins sûr pour l'homme. Des législateurs responsables se montreraient avisés en prenant en considération l'évidence croissante du lien entre ces deux formes de violence et de maltraitance.
En conclusion, à la lumière du lien établi entre la violence envers les animaux et celle envers les humains, nous nous joignons en tant que scientifiques, intellectuels, et professionnels des services de protection de la personne du monde entier, pour vous exhorter respectueusement à ne pas soutenir des mesures qui favorisent la corrida, en particulier celles qui en font la promotion envers les enfants et les jeunes.
Avec nos salutations respectueuses,
Kenneth Shapiro