Article de Concepción Fernández Villanueva (2013)
Voici la traduction d'un texte mis en ligne par Concepción Fernández Villanueva, chef du département de Psychologie sociale de l'université Complutense de Madrid.
Cet article a été mis en ligne le 17 septembre 2013, alors que la Commission culturelle de la Chambre des députés espagnole devait deux semaines plus tard se prononcer sur la déclaration de la corrida comme "Bien d'Intérêt Culturel".
Rappelons qu'en Espagne la corrida est couramment appelée "la fiesta de los toros", la fête des taureaux.
(texte espagnol : http://blogs.publico.es/otrasmiradas/988/la-fiesta-de-los-toros-y-la-educacion-publica)
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La « Fête» des taureaux et l’éducation publique
Norbert Elias dans son livre Sur le processus de la civilisation, défend l’idée que la société humaine a évolué en montrant une permissivité chaque fois moindre à la violence. C’est à dire, en réduisant les taux de violence permis et les seuils de tolérance à la violence.
Nous allons détailler en quoi consiste la « fête » des taureaux, notre (?) Fête Nationale. En bref, elle consiste à mettre à profit un trait biologique d’un animal (qui a un penchant instinctif pour charger) afin de l’affronter dans des conditions inégales, le torturer, et finir en le tuant.
Les éléments fondamentaux qui composent cette fête sont au nombre de deux : la mort d’un animal et le courage d’un être humain. Mais les deux ne se situent pas dans la même mesure, ils ne sont pas équivalents. Le plus fondamental, le plus important et sans lequel la fête n’existerait pas, c’est la mort du taureau. D’autres spectacles où les humains jouent avec le taureau, le toreo comique [charlotada] par exemple, sont eux aussi possibles, mais ce n’est pas là la corrida. Le spectacle du toreo comique, presque déjà disparu en Espagne, est dévalorisé et bouffon, tandis que celui de la mort est jugé authentique et apprécié. Ne nous dupons donc pas : la corrida est principalement le spectacle de la mort d’un animal suite à une torture. Le taureau est destiné à mourir, et la pique et les banderilles l’y préparent. Nous savons également que les banderilles et la pique utilisée du haut d’un cheval provoquent de la douleur, même si les passionnés de la corrida ne veulent pas le reconnaître. Qui plus est, il semble que non seulement ils n’associent pas le sang qui coule des points de piques avec la douleur, mais encore ils en jouissent. L’image du taureau saignant, les banderilles plantées, surtout s’il court ou s’il charge, est une icône de la corrida utilisée pour les annoncer et convier les spectateurs à la « fête ».
Bien qu'on la pare en mort exquise, puisque l’art du toréro est important dans la jouissance du spectateur, mais beaucoup moins dans la souffrance du taureau, en aucun cas la mort après la torture ne saurait être une mort exquise. Pas plus que noble, ou courageuse. Les taureaux sont qualifiés de nobles s’ils ne réalisent pas d’astuces, d’artifices inattendus, et foncent clairement dans la cape, ce qui sert simplement à la mise en valeur du torero, ou au mieux à ce que la mort soit un peu moins douloureuse (par exemple il peut mourir au premier coup d’épée ou après plusieurs). La reconnaissance du public dépend en partie de la netteté et de la rapide efficacité de ses coups d’épée, mais le noyau de la corrida consiste simplement à ce que quelqu’un avec un certain courage, mais sachant que la probabilité de blessure est très incertaine, affronte un animal dont la mort est certaine.
Cependant, le risque du torero et sa peur sont eux aussi inclus dans le spectacle, commercialisés et consommés, dans l’exhibition de cérémonies de prière avant la corrida, dans l’attitude et la pose tandis qu’il affronte l’animal, dans les manières dont il défie le taureau ou s’en approche. La mise en scène du danger est recherchée et fomentée, elle est photographiée et exaltée. Accompagnée par le public lorsqu’il esquive le danger, le souffle retenu par l’identification du toréro et le cri bien connu de « Olé »…!
Imaginez que le spectacle se réalise avec un ours, un ours qui se défendrait de la présence humaine. Qui attaquerait, et de ce fait pourrait être tué de la même manière qu’un taureau. Pensons-y un moment. L’image d’un ours tué dans une arène ne vous apparaît-elle pas comme spécialement sadique ? Pourquoi n’en est-il pas de même avec la mise à mort d’un taureau qui, tout compte fait, nous est plus proche, plus connu et moins sauvage ?
Mettons-nous dans la tête d’un enfant, âgé de sept ans, par exemple, en plein processus éducatif et de socialisation, qui assiste à un spectacle taurin. Ce qui est très probable, étant donné que la corrida est diffusée par la télévision publique un dimanche ou un autre dans un horaire pour enfants. Les animaux sont extrêmement importants dans l’esprit des enfants. Ceux-ci y déposent leur affectivité. Ils les chérissent et les humanisent, ils y projettent des sentiments et comprennent leurs actions simples. Ils se reconnaissent dans certains de leurs traits ; c’est pourquoi ils sont employés dans les séries pour enfants à titre de protagonistes ou de personnages secondaires, parce que les enfants s’identifient facilement à leur inexpérience, à leurs sentiments essentiels.
Si un enfant, assurément peiné et effrayé par son identification à la souffrance du taureau, demande pourquoi on est en train de tuer ce taureau, que pouvons-nous répondre ? Est-ce parce que nous nous devons de démontrer qu’un torero est courageux ? Parce que les taureaux de combat naissent pour être tués ? Pour conserver les postes de travail des toreros ? Pour maintenir le commerce de l’élevage de taureaux ? Pour conserver l’attrait touristique de l’Espagne et continuer à gagner de l’argent au prix du Spain is different ? Et l’enfant, qu’apprend-il de tout cela ? Et qu’enseigne et renforce l’adulte ? Il enseigne ou renforce l’idée que nous justifions la torture d’un animal pour une série de raisons économiques ou psychologiques, déguisées en valeurs comme le courage ou la noblesse.
Mais le caractère fallacieux de la valeur et du courage se révèle lorsque nous analysons les paramètres de l’affrontement, et qu'il est manifeste que le combat est inégal et asymétrique, sinon pourquoi enfonçons-nous la pique dans le taureau et le truffons-nous de banderilles ? Et dans ce cas, quel besoin avons-nous de nous mesurer à un animal dont nous savons que nous allons le vaincre ? Le caractère fallacieux de la valeur noblesse, qu’on applique généralement au taureau, est mis lui-aussi en évidence lorsque ladite noblesse consiste uniquement à ce qu’il charge de la manière attendue, et qu’il ne réalise pas de ruses déconcertantes ou trop habiles ; dans ce dernier cas on l’appellera « traître » (puisqu’il ne se conforme pas à sa mort prévisible et agit par surprise ou de manière inattendue).
Pour qu’un enfant (et plus tard un adulte) accepte la souffrance d’un animal, pour qu’il supporte la corrida ou une autre pratique dans laquelle on torture des animaux, il faut légitimer la corrida, minimiser la douleur de l’animal. Il en va de même chez les adultes. Cette justification-légitimation qui se produit dans l’enfance est celle que nous maintenons lorsque nous sommes adultes et, dans le cas des corridas, elle n’est pas du tout naturelle. Il n’est pas naturel de jouir de la douleur des humains ni des animaux, ni dans le cas des enfants, ni dans celui des adultes. Cela devient acceptable socialement par suite d’un processus de légitimation. Légitimation qui, une fois acquise, peut se généraliser, s’appliquer à d’autres faits, d’autres procédés ou d'autres actes.
La légitimation de la violence est plus fréquente qu'il n'y paraît, malgré la prémisse, tout aussi popularisée qu’inexacte, que toute violence est mauvaise. La légitimation de la violence et sa transformation en spectacle a été très fréquente dans l’histoire. Souvenons-nous de certaines coutumes, aussi déplaisantes qu’elles puissent nous sembler. Les arènes des cirques romains où l'on jetait des chrétiens aux fauves ; ou les spectacles d’exécution publique de criminels, qui sont si bien décrits dans l’ouvrage « Le parfum »[Patrick Süskind, 1985]. Les dissidents de Rome, les chrétiens, étaient jetés aux fauves ; les condamnés pour crime étaient suppliciés dans le cadre d’un spectacle public, avec la dimension de jouissance sadique canalisée vers les condamnés, les délinquants, ou les dissidents.
Dans ces deux spectacles et dans plusieurs autres, il y avait aussi des spectateurs qui, bien entendu, légitimaient ces actes dont ils étaient témoins. Peut-être certains en jouissaient-ils même. Ces raisons étaient acceptables pour eux, mais ne le seraient plus à présent pour nous.
Afin de justifier la violence et plus encore, sa spectacularisation, il faut l’argumenter solidement. Trouver des raisons qui la rendent acceptable. Dans l’analyse de tout acte de violence est sous-jacent un scénario, qui synthétise les raisons invoquées dans la légitimation. Dans le cas de la corrida, le scénario serait le suivant : Je me trouve aux prises avec un être dangereux, je me sers de mes meilleures connaissances et de l’aide de partenaires, je le trompe, en profitant de ses traits instinctifs de comportement, pour ensuite le tuer. L’argumentation légitimatrice de la part de la corrida consistant à affronter un taureau, qui en soi en me semble insuffisante, pourrait être acceptable si la lutte se déroulait à égalité de conditions. Mais je le répète, le combat est inégal et asymétrique. On ne trouve donc pas de motif légitimateur, acceptable, très clair, pour réaliser ni pour reconnaître cette lutte inégale destinée par avance à l’échec d’un des protagonistes. La légitimation du spectacle est encore plus insuffisante et inacceptable.
Si en plus d’être superflu et inégal, nous le célébrons, nous l’applaudissons, nous en jouissons, et nous le payons, le scénario préalable et ses supposées valeurs s’avèrent encore plus dépréciés. Mais, malheureusement, ce sont là les seuls arguments légitimateurs que nous apprenons dans la corrida. Pour les enfants comme pour les adultes, assister à une corrida implique un apprentissage de l’exercice de la violence, une légitimation de la violence sadique dissimulée par l’exaltation et la réputation héroïque des toreros.
L’acceptation de la violence et les seuils de tolérance à celle-ci ont changé progressivement au cours de l’histoire. Rien de fondamental ne s’est perdu dans les sociétés pour autant, pas plus que n'a été détruite la culture des peuples. Elle a été remplacée par d’autres actes symboliques plus conformes aux valeurs humaines d’empathie avec la douleur des êtres humains et des animaux. Quand cesserons-nous de prendre plaisir à la mal nommée « fête » des taureaux ?