Argumentaire présenté lors des Rencontres Animal et Société (2008)
Cet argumentaire a été présenté en 2008 par l'un d'entre nous pour l'atelier Corrida et jeux taurins des Rencontres Animal et Société. Ces "Rencontres" avaient été organisées par le gouvernement de l'époque, au motif de réfléchir à la place des animaux dans notre société.
NB : la seule rectification à faire concerne les "écoles taurines" formant à la corrida espagnole : celle d'Hagetmau a disparu en 2009, cependant qu'une autre a émergé à Cauna, dans les Landes.
La corrida est-elle un spectacle dangereux pour les jeunes ?
(Dr JP RICHIER, psychiatre, avril 2008)
Sommaire :
Pourquoi la question de l'accès des jeunes aux corridas est-elle une question importante ?
Spécificité de la violence du spectacle tauromachique
L'effet traumatique du spectacle tauromachique
L'accoutumance ou l'incitation à la violence
La culture protège-t-elle de l'effet des spectacles violents ?
Les parents qui emmènent leurs enfants voir des corridas sont-ils des mauvais parents ?
A-t-on besoin de preuves statistiques sur l'impact de la corrida sur les jeunes ?
Les écoles de tauromachie
Pourquoi la question de l'accès des jeunes aux corridas est-elle une question importante ?
Les Français sont attentifs aux problèmes rencontrés par les jeunes, et au premier rang de ceux-ci vient régulièrement le problème de la violence : violence subie, violence observée ou violence exercée.
Un intérêt particulier a été porté ces dernières années à la question des violences observées par l'enfant et l'adolescent. On distingue deux types de situation différents :
- d'une part l'enfant témoin de violences réelles, soit hors de sa famille, soit le plus souvent intrafamiliales ;
- d'autre part l'enfant spectateur de violences fictives, et c'est bien sûr le débat sur l'effet des films, de la télévision, et des jeux vidéos.
Sur ce second type de situation, notamment les films, deux rapports ministériels ont été remis fin 2002 : le « rapport Brisset » (Les enfants face aux images et aux messages violents diffusés par les différents supports de communication - Rapport de Mme Claire Brisset, Défenseure des enfants, à M. Dominique Perben, Ministre de la Justice, décembre 2002.) et le « rapport Kriegel » (La violence à la télévision - Rapport de Madame Blandine Kriegel à Monsieur Jean-Jacques Aillagon, Ministre de la Culture et de la Communication, novembre 2002)
Il y a eu aussi un chapitre consacré à l' « Impact des médias » dans le rapport d'expertise collective publié par l'Inserm publié en septembre 2005 intitulé « Trouble des conduites chez l'enfant et l'adolescent », dans le cadre plus spécifique des comportements agressifs.
Les spectacles de violence humaine qu'ils analysent concernent implicitement ou explicitement une violence exercée sur d'autres humains, et leurs conclusions doivent donc être prises en compte dans ce cadre. Cependant, la question reste ouverte de savoir si certaines conclusions de ces rapports peuvent être étendues à la violence du spectacle de la corrida.
On voit que la corrida échappe à la distinction observée plus haut, en cela que la violence y est à la fois réelle et constituée en spectacle.
Elle échappe aussi aux analyses habituelles en cela qu'elle met en jeu des violences non pas envers des êtres humains, mais envers des animaux. Elle pose par ailleurs de ce point de vue deux questions, d'une part la question en elle-même de la violence envers les animaux, d'autre part la question du lien entre violence envers les animaux et violence envers les êtres humains.
La littérature médicale sur l'impact des spectacles de violences chez l'enfant et l'adolescent insiste généralement sur deux types d'effets :
- l'effet traumatique ;
- l'incitation et/ou l'accoutumance à la violence
D'autres réflexions concernent la fragilisation du sens moral et la perturbation du sens des valeurs, et sont plus complexes à définir, à analyser et à valider
Spécificité de la violence du spectacle tauromachique
On a vu que la corrida échappait aux distinctions habituelles sous lesquelles on étudie la violence dans le monde moderne, en cela qu'à la fois la violence y est réelle et constituée en spectacle.
En fait il y a dans la corrida une violence centrale et une souffrance imposée, qui associent certaines caractéristiques fondamentales :
- cette violence et cette souffrance sont imposées dans le cadre d'un rapport radicalement inégal, à savoir par des hommes à un animal contraint à être présent ;
- cette violence et cette souffrance imposées à l'animal n'ont pas d'utilité, elles ont pour unique raison d'être le plaisir de l'homme ;
- cette violence et cette souffrance imposées à l'animal sont constituées en spectacle.
Si cela renvoie évidemment aux jeux du cirque de l'Antiquité, il existe peu d'autres exemples remplissant ces conditions dans le monde contemporain. Cependant, il existe une pratique présentant à la lumière de ces caractéristiques une similitude structurale avec la corrida, c'est-à-dire mettant en jeu ce type particulier de relations entre une victime, un ou plusieurs agresseurs, et des spectateurs.
On rejoint malheureusement le thème de la violence chez les jeunes, puisqu'il s'agit de ce qu'on regroupe depuis début 2005 sous le vocable happy slapping, qu'on pourrait traduire par claquons gaiement. Ces pratiques consistent à filmer pour le plaisir à l'aide en règle d'un téléphone portable l'agression physique gratuite d'une personne non consentante par un jeune ou un groupe de jeunes gens. Il s'agissait au début de donner une claque par surprise (d'où le terme happy slapping), mais le phénomène s'étend à présent à des passages à tabac, des viols ou des blessures par armes pouvant aller jusqu'à la mort. Ces pratiques, qui s'inscrivent volontiers dans une sous-culture, ont particulièrement interpellé les sociologues comme emblématiques de la confusion des repères moraux chez certains adolescents. Et elles ont suffisamment inquiété le législateur français pour qu'il ajoute au code pénal, par la loi du 5 mars 2007, un article pénalisant l'enregistrement et la diffusion d'images de violence.
Cependant, nous sommes dans le cas de figure où la victime est un homme et non un animal, ce qui implique des lignes d'analyse non superposables.
L'effet traumatique du spectacle tauromachique
La réaction normale d'un enfant à la vue d'un animal saignant sous les coups d'un homme est en règle au départ une réaction de rejet, de gêne, et de peur.
Bien sûr, dans les sociétés rurales traditionnelles, où la relation de l'homme à l'animal est marquée par la rudesse, l'enfant y est tôt confronté et s'habitue tant bien que mal.
Mais nous savons bien que la fameuse scène du cochon qu'on saignait dans la cour de la ferme n'était pas pour autant facilement acceptée par tous, et était redoutée par les personnes plus sensibles.
Et les mentalités évoluent petit à petit avec le changement des sociétés.
Comment un enfant amené dans une arène peut-il réagir ?
Au départ, le sentiment principal sera la curiosité.
Dans la mesure où le spectacle est vu de loin, à partir des gradins, et que la corrida espagnole est empreinte d'une dimension hiératique, cette curiosité peut se muer en indifférence, voire en ennui.
Chez d'autres enfants cette curiosité peut se muer en intérêt, voire en fascination, puisque dans ce lieu on pratique collectivement ce qui est interdit au dehors.
Chez d'autres encore, on aura une réaction négative, une protestation, un refus de regarder, éventuellement des pleurs.
Chez d'autres enfin cette réaction négative ira jusqu'à un effet de choc, un effet de traumatisme. On parle ici de traumatisme psychique lorsqu'une expérience dépasse les capacités d'encaissement du psychisme, de la même manière qu'il y a traumatisme physique lorsqu'un choc dépasse les capacités d'encaissement du corps. Les blessures successives, les effusions de sang, l'affaiblissement puis la mort souvent laborieuse de l'animal vont profondément et durablement heurter certains enfants.
Ce risque est d'autant plus important que l'enfant, on le sait, s'identifie plus volontiers aux animaux, en tout cas aux mammifères, et peut nouer avec eux des relations affectives fortes.
La confiance de l'enfant dans les adultes peut être mise à mal. Le rapport Brisset (2002) pointait que les messages violents peuvent avoir un impact non seulement sur le développement de l'enfant, mais également sur sa confiance dans l'adulte :
« Si, ajoute [le Pr Jeammet], il est très difficile d'établir des causalités linéaires, il n'en demeure pas moins que les images ou messages violents [...] peuvent provoquer une réorganisation de la personnalité de l'enfant d'une façon qui entrave en partie son développement. L'enfant peut en effet perdre confiance en l'adulte qui l'a soumis ou l'a laissé assister à des scènes incompréhensibles pour lui, et retrouver dès lors la plus grande difficulté à s'identifier à ceux, plus âgés que lui, dont il a besoin pour se structurer. »
Ceux qui défendent l'accès des arènes aux mineurs disent qu'il n'y pas de risque de traumatisme dès lors que la violence dont l'enfant est témoin s'inscrit dans un rituel partagé et que des mots sont mis dessus, au contraire par exemple de scènes vues dans un film. Ils oublient qu'un rituel nécessite un sens (la saignée du cochon avait un sens alimentaire, le sacrifice du mouton a un sens religieux), alors que pour trouver un sens à la corrida, ses partisans doivent convoquer des artistes, des anthropologues, des philosophes, parfois des psychanalystes. Et ils oublient que pour que les mots aient une fonction apaisante pour le jeune, encore faut-il qu'il les comprenne. Or le jargon esthétique, mythologique ou spirituel auquel doivent recourir les aficionados est inaccessible aux jeunes, de même que leur lexique technique hispanisant est incompréhensible au commun des mortels. Et bien des adultes accompagnants des enfants aux corridas ne sont pas des spécialistes du monde de la tauromachie, ils ne disposeront de guère d'autres termes qu' « Olé ! ».
Ce que l'enfant verra dans l'arène c'est le spectacle de la violence, et ce qu'il percevra sur les gradins, ce sont les expressions et les mouvements de jouissance de la foule à chaque blessure infligée au taureau. L'enfant verra parfaitement que le taureau a été contraint à venir dans l'arène et qu'on lui inflige longuement des blessures puis la mort, sans motif de défense ou de protection.
Ceci invite à réfléchir aux observations suivantes du rapport Brisset (2002) :
« [Les images violentes] les plus intolérables sont celles auxquelles il est impossible de donner un sens quelconque, c'est-à-dire les messages qui présentent la violence comme une entreprise gratuite d'anéantissement, de sacrifice, de soumission de l'autre, sans aucun élément de compréhension. »
Ou encore au concept de violence perverse, qui fait l'objet d'un développement psychanalytique dans le rapport Kriegel (2002) :
« Dès lors, la "violence gratuite" est celle qui sort de ce jeu pulsionnel pour affirmer la jouissance gratuite et perverse. La destruction de l'autre n'est là que pour satisfaire la jouissance de détruire l'autre ».
Nombre de défenseurs de l'accès des arènes aux mineurs soutiennent tout simplement que le spectacle de la corrida ne saurait provoquer de traumatisme psychique chez le jeune. Ce faisant, au lieu d'apaiser nos inquiétudes, ils les accroissent. Car leur attitude en psychiatrie porte un nom, elle s'appelle le déni. Ils dénient la possibilité d'effets traumatiques qui sont attestés par des témoignages, sur lesquels je reviendrai plus loin.
En s'arc-boutant sur cette attitude de déni, non seulement ils illustrent leur manque de crédibilité, mais ils rendent cet effet traumatique encore plus redoutable. En effet, la possibilité de s'exprimer librement est une garantie, sinon suffisante, du moins nécessaire pour surmonter ce qu'on appelle le stress post-traumatique. Or, si un jeune, emmené par des adultes, supporte mal ce spectacle, ceux-ci seront dans le déni de tout effet négatif, ils réagiront par le refus de l'entendre, la banalisation, ou encore la moquerie. Le jeune se trouvera donc dans l'incapacité de leur exprimer ce qu'il a ressenti, par conséquent il ne pourra pas élaborer psychiquement son excès d'émotions, et l'effet traumatique s'ancrera d'autant plus. Plusieurs témoignages d'adultes ayant été fortement heurtés étant enfants par le spectacle de corridas indiquent que la difficulté à exprimer leur malaise, lorsqu'ils étaient dans un milieu acquis à la tauromachie, ont ajouté à leur désarroi.
Enfin, certains défenseurs de l'accès des mineurs aux arènes mettent en avant un effet cathartique de la corrida. Peut-être cet effet « libérateur » s'opère-t-il dans certains cas, mais il ne saurait être érigé en principe, dès lors que le jeune, comme on l'a vu, peut ressentir les réactions de la foule non comme un enthousiasme communicatif mais comme une agression supplémentaire.
En ce qui concerne l'impact des médias, le rapport Kriegel (2002) rappelait que « principe de précaution : il vaut mieux ne pas compter sur l’effet cathartique. » Et les auteurs de l'expertise collective de Inserm (2005) insistaient aussi sur ce que « l’effet cathartique allégué par certains n’est aucunement démontré. »
Nous disposons de témoignages écrits nominatifs qui illustrent malheureusement l'effet traumatisant que peut exercer une corrida chez un spectateur. La plupart de ces témoignages nous viennent de personnes ayant assisté à une corrida étant mineures (à partir de 6 ans). Nous avons également des témoignages de personnes ayant été heurtées par une corrida étant adulte, ce qui montre que ce spectacle peut à fortiori heurter un enfant. Et certaines personnes, adultes ou mineures, ont été choquées par des séquences de corridas vues à la télévision, sur internet, ou encore sur des cassettes visionnées à l'école.
L'analyse de ces témoignages retrouve fréquemment les points communs suivants :
Pendant la corrida:
- un sentiment de surprise quand la violence commence et quand le sang surgit ;
- la perception de la souffrance de l'animal, avec identification au taureau, et fort sentiment de pitié ;
- un sentiment intense d'injustice ;
- un sentiment d'impuissance ;
- une incompréhension envers la foule des spectateurs ;
- un sentiment de colère, de révolte, voire de rage, avec parfois réactions de protestation ;
- des pleurs ou des cris ;
- une sensation de malaise physique ;
- une envie de ne pas regarder, de fuir, avec parfois départ anticipé.
Après la corrida :
- le souvenir gravé dans la mémoire de certaines images et de certains sons ;
- une hypersensibilité à ce qui touche à la corrida et aux arènes, avec bien entendu refus d'y retourner ;
Notons aussi la possibilité, parmi les signes moins fréquemment rapportés dans les témoignages spontanés, d'un ressentiment envers les adultes accompagnateurs, souvent les parents, et de cauchemars répétés.
Enfin, à long terme, le souvenir persistant de l'expérience, même après de longues années, associé à des affects clairement négatifs.
L'accoutumance ou l'incitation à la violence
Les adultes qui emmènent des enfants à des corridas les entraînent qu'ils le veuillent ou non à une forme de violence très crue, réelle et non pas fictive même si elle est circonscrite à l'arène.
Le rapport Brisset (2002), le rapport Kriegel (2002) ou le rapport d'expertise de l'Inserm (2005) ont bien noté l'impact de la violence dans les médias sur l'accoutumance et l'incitation à la violence. Il faut se poser très sérieusement la question de savoir dans quelle mesure ces conclusions ne peuvent pas s'appliquer au spectacle répété de corridas.
Le rapport d'expertise de l'Inserm notait ainsi que la plupart des études « viennent documenter l’existence d’un lien significatif entre la violence véhiculée par les différents médias et les comportements agressifs des enfants et adolescents », et que « Les spectacles de violence stimulent la violence mais entraînent aussi d’autres phénomènes, notamment une désensibilisation des sujets. L’exposition répétée à des scènes violentes diminue la réactivité des spectateurs. Il se produit une habituation à la violence, avec l’installation d’une passivité et d’une apathie face à des gestes violents. »
Dans la corrida, hors les cas de visionnage de films, le jeune assiste à un spectacle qui s'inscrit dans une réalité vivante. Il assiste à des actes de sévices sur un animal qui se déroulent sous ses yeux.
Le contexte très particulier des corridas va se surimprimer, dans l'esprit du jeune, aux images des sévices. Ces images vont être soutenues par la chaleur de l'ambiance, par les réactions collectives synchrones des adultes. Ce contexte peut tamponner la violence des images, comme il peut favoriser la fascination, ou comme il peut dans d'autres cas participer à l'effet traumatique.
L'accoutumance à la violence n'est d'ailleurs pas opposée avec certaines formes de traumatisme. Certains passionnés de corrida nous ont relaté une première expérience, remontant à l'enfance, marquée par les pleurs et le désarroi. La répétition de l'expérience violente peut à la fois générer un traumatisme et une imprégnation de la violence, qui vient comme un mécanisme de défense pour absorber ce traumatisme. Occurrence que mentionnait d'ailleurs le rapport Brisset (2002) :
« Enfin, les experts soulignent que la violence est d'autant plus traumatisante qu'elle est répétitive, même si une seule image ou une seule scène peuvent également l'être au regard de certains vécus ou de certaines personnalités. La répétition de l'image violente favorise selon un certain nombre de psychiatres une sorte d'imprégnation de la violence. »
Cette accoutumance à la violence peut prendre la forme d'une addiction. C'est la définition même de l'aficion, la passion pour la corrida. Pourquoi les aficionados ne peuvent-ils pas se passer de corridas ? Pourquoi le simple fait de remettre en cause la corrida suscite-t-il tant d'émotion, tant de colère, tant de réactions?...
Les défenseurs de l'accès des arènes aux mineurs disent que pour les enfants et les adolescents, le torero est un héros aux vertus positives, un modèle d'identification, un idéal de courage et de maîtrise.
Ce faisant, il se livrent à une étonnante appréciation, car en effet :
- les toreros se livrent, quels que soient les mots qu'on mette dessus, à des sévices graves et des actes de cruauté envers un animal. Je ne fais que reprendre les termes de l'A 521-1 du Code Pénal, qui justement les exonère des peines prévues, au titre de la tradition locale ininterrompue. C'est à cet égard un modèle identificatoire plutôt surprenant.
- les toreros, si l'on en croit les amateurs de corridas, mettent leur vie en jeu dans l'arène. Entre parenthèse, il n'y a eu heureusement qu'une poignée de matadors tués dans l'arène au cours de ce dernier demi-siècle. Mais quand on sait que la prise de risque constitue la problématique de nombreux préadolescents et adolescents, c'est encore un modèle identificatoire plutôt surprenant qu'on leur propose là.
Les faits divers nous fournissent deux illustrations malencontreuses de ce type d'identification.
- En 1991, le Midi-Libre rapporta qu'à Alès dans le Gard, un chien avait été pris pour cible avec des grosses fléchettes récupérées sur un champ de foire, puis précipité en contrebas dans le lit du Gardon, où des employés municipaux l'avaient retrouvé mort. Le responsable local de la SPA put établir par une enquête minutieuse qu'on devait cette sombre histoire à des gamins qui avaient pris pour exemple le spectacle d'une corrida.
- On a récemment parlé dans les médias de ce qu'on appelle le jeu du torero, où des adolescents esquivent un train comme un torero esquive le taureau. C'est suite au défi que voulaient lancer cinq collégiens au TGV Paris-Marseille en janvier dernier dans les Bouches-du-Rhone que ce sujet, qui inquiète la SNCF, est redevenu d'actualité.
Il va de soi que ces réflexions s'appliquent à plus forte raison à ce qu'on appelle les "écoles taurines", comme il en existe en France à Arles, Nîmes, Béziers ou Hagetmau, où les enfants peuvent être admis à 10 ans voire moins et ne tardent pas à s'exercer sur des veaux dans le cadre de "becerradas" puis de "novilladas".
La culture protège-t-elle de l'effet des spectacles violents ?
Le maître-mot des défenseurs de la corrida et de l'accès libre des mineurs aux arènes est la culture. On peut mettre bien des choses derrière ce mot, et en l'occurrence il s'agit d'une conception figée de la culture. D'ailleurs ils emploient indifféremment le terme tradition. Or, si la culture se définit par sa transmission, horizontale ou intergénérationnelle, elle se définit tout autant par son caractère évolutif, puisque c'est grâce à cette évolution de la culture que les sociétés progressent et que l'homme s'adapte.
Si la culture devait être immuable, nous en serions encore à la pierre taillée au lieu de l'ordinateur.
Si la culture devait être immuable, nous en serions encore aux sacrifices humains au lieu des droits de l'homme.
Ce que nous devons transmettre à nos enfants, ce ne sont pas des valeurs et des pratiques figées, mais des valeurs et des pratiques porteuses de sens et d'idéal dans notre monde actuel.
Sans doute les repères, non seulement culturels mais aussi moraux, sociaux ou techniques, ont-ils été trop vite bousculés dans les décennies qui viennent de s'écouler, et il est normal que chacun soit à la recherche de références.
Mais pour autant, assimiler culture avec tradition, c'est se condamner à l'immobilisme et à la répétition.
Ainsi, le monde contemporain connait de profondes mutations dans la conception de la violence, ainsi que dans le rapport de l'homme à la nature, et enfin dans le statut éthique des animaux.
De nombreuses violences auparavant socialement acceptées sont dorénavant condamnées, qu'il s'agisse des violences des Etats envers les individus, des violences des militaires envers les civils et les prisonniers, ou des violences des plus forts envers les plus faibles (femmes, enfants, animaux...). Peu de personnes accepteraient de nos jours qu'on rétablisse les supplices en place publique, et encore moins qu'on y fasse assister les enfants, fût-ce au titre de l'exemplarité.
C'est ainsi que des pratiques autrefois acceptées doivent être réévaluées à la lumière des changements de mentalités.
Vouloir se crisper sur une conception figée de la culture, c'est risquer une fragilisation du sens moral et une perturbation du sens des valeurs des enfants et des adolescents.
On constate abondamment que bien des difficultés dont souffre notre société ont pour racine des incohérences du système de règles de l'individu. Nous apprenons à nos enfants, dans les écoles et dans les familles, que la violence est condamnable et qu'on ne doit pas faire souffrir les autres êtres.
Il n'est pas bon de leur apprendre qu'à côté de cela, la violence gratuite peut être légitime, voire recommandée. Il n'est pas bon de leur apprendre qu'on a le droit de faire souffrir certains êtres en alléguant l'art, la tradition et la culture.
La lutte contre la violence subie, observée ou exercée par les jeunes est une préoccupation majeure. Il n'est pas anodin de leur présenter le spectacle de la souffrance, du sang, et de la mort, comme pouvant revêtir une valeur esthétique, comme pouvant se justifier par une tradition, ou comme témoignant d'une identité culturelle.
Notre société est en train de repenser en profondeur nos rapports avec les animaux et avec la nature. Il n'est pas anodin de présenter à des enfants le spectacle d'hommes tourmentant un animal pour le plaisir.
Les parents qui emmènent leurs enfants voir des corridas sont-ils des mauvais parents ?
Non, ce ne sont pas des mauvais parents. Comme la grande majorité des parents du monde, ils aiment leurs enfants, veulent qu'ils aient la meilleure vie possible, et ne pensent pas leur faire de mal en les emmenant assister à ce genre de spectacle, puisqu'eux-mêmes y prennent plaisir.
Seulement, si certains problèmes ressortissent à la responsabilité éducative des parents, d'autres réclament l'intervention de la puissance publique.
Certains pères vont administrer à leurs enfants des corrections physiques extrêmement sévères qu'ils penseront être pour leur bien, d'ailleurs ils en auront reçu de semblables par leurs propres pères. Mais de nos jours en France la puissance publique jugera disproportionnée ce genre de sanction éducative.
Ou plus banalement, certains parents peuvent penser que des films violents peuvent avoir un effet cathartique, ou que des films érotiques peuvent avoir une vertu éducative. Il n'empêche que ces films seront interdits en salle aux moins de 12, 16 ou 18 ans, que les parents le veuillent ou non.
Donc obliger à tenir les enfants éloignés des corridas ne constitue aucunement une atteinte à la responsabilité éducative des parents, mais constitue une mesure de précaution que chacun doit accepter.
Cela va dans le sens de la Convention internationale sur les droits de l'enfant des Nations Unies, en vigueur en France depuis le 6 septembre 1990 sous l'égide du "Défenseur des enfants", et qui précise dans le 1er alinéa de son article 19 que « Les Etats parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l'enfant contre toute forme de violence, d'atteinte ou de brutalités physiques ou mentales »
Et on retiendra aussi cette formule du rapport Kriegel (2002) : « en cas de heurt perpendiculaire entre la liberté d'un adulte et la protection d'un enfant mineur, c'est la protection de l'enfant qui doit l'emporter. »
Les écoles de tauromachie
Certaines réflexions développées ci-dessus concernent spécifiquement le caractère traumatisant d'un spectacle et ne s'appliquent pas à l'initiation à la pratique de la corrida dans les écoles taurines.
En revanche, d'autres réflexions sur l'incitation et/ou l'accoutumance à la violence, la fragilisation du sens moral et la perturbation du sens des valeurs concernent à fortiori l'initiation à la pratique de la corrida.
Car là il ne s'agit pas seulement de violences observées, mais de violences exercées. On apprend aux enfants et aux adolescents à infliger eux-mêmes des souffrances gratuitement. Quelle influence exercent donc des adultes sur la construction psychique d'enfants en les incitant à mettre en scène leurs pulsions sadiques, au lieu de les aider à les sublimer ?
Pour rappel, les écoles taurines accueillent les enfants à partir de 10 ans voire moins, le mercredi et/ou le samedi après midi. Il existe actuellement en France 4 écoles taurines où l'on enseigne la corrida espagnole, c'est-à-dire où l'on apprend aux enfants à blesser et à tuer des veaux et des taurillons à l'aide d'instruments de métal. Ce sont par ordre d'ancienneté :
- Nîmes (Gard) depuis 1984
- Arles (Bouches-du-Rhône) depuis 1988
- Hagetmau (Landes) depuis 2003
- Béziers (Hérault) depuis 2003.
Ces écoles doivent être interdites aux mineurs de 16 ans. Il en est de même pour tout type d'initiation à la pratique de la corrida, dans un cadre moins formel, dès lors qu'il implique des actes violents sur l'animal de la part de mineurs de 16 ans.
La question des preuves statistiques de l'impact de la corrida sur les jeunes
C'est une question légitime dans le cadre d'une démarche scientifique. Pour l'aborder de façon cohérente, il faut bien avoir présent à l'esprit le cadre du problème posé, à savoir : le spectacle de la corrida chez les jeunes peut-il soit entraîner des effets traumatiques, soit être un facteur de violence ?
A - La notion d'effets traumatiques.
- 1. Chez un mineur, seuls des troubles suffisamment graves conduisent à une prise en charge « spécialisée ». Les symptômes courants par lesquels s'exprime un malaise chez l'enfant ou l'adolescent consiste en de l'anxiété, des crises d'angoisse, une attitude de repli, des troubles du caractère, des troubles du comportement, des troubles du sommeil ou encore des troubles somatiques. Ils vont soit être considérés par les parents comme faisant partie des aléas de l'existence, soit faire l'objet d'avis du généraliste ou du pédiatre.
- 2. Les pédopsychiatres n'ont quasiment jamais à traiter de mineurs pour un traumatisme identifiable, en dehors des cas graves et très particuliers d'abus, de négligences ou d'événements dramatiques touchant directement l'enfant ou ses proches. Les autres traumatismes, s'ils débouchent sur une prise en charge, vont s'inscrire soit dans des pathologies psychiatriques avérées, soit des problématiques complexes.
- 3. Pour qu'un mineur soit amené à consulter un professionnel, une condition nécessaire est que l'entourage familial reconnaisse l'apparition de troubles nécessitant une prise en charge. Or, puisque le mineur aura été amené à une corrida par ses proches, ou en tout cas en règle par des adultes, ceux-ci seront par conséquent en tant qu'amateurs de corrida dans le déni de l'effet traumatisant de ce spectacle. On imagine aisément qu'une famille d'aficionados ne va pas emmener son enfant chez un médecin en disant « nous l'avons traumatisé en l'emmenant à une corrida ». La puissance du déni est telle que même des psychiatres et des psychologues aficionados proclament que le spectacle de la corrida ne peut être que bénéfique pour l'enfant, alors même que des témoignages illustrent le contraire.
Cette troisième observation nous conduit à la réflexion suivante : pour que des effets traumatisants soient identifiés à l'échelon individuel, il faut d'abord que leur existence soit reconnue par le corps social. Il y a cinquante ou même trente ans, personne n'avait en principe été traumatisé dans son enfance par des abus sexuels ou simplement des mauvais traitements physiques, puisque tout simplement on n'en parlait pas.
B - La notion de violence
La violence ne s'exprime pas nécessairement sur un mode socialement visible et pénalement sanctionnable, par exemple si elle s'exerce sur des animaux.
Par ailleurs, on a vu que le spectacle de la corrida risquait d'entraîner, sans doute encore plus qu'une tendance à la violence active, une accoutumance à la violence. En d'autres termes, le sujet réagira moins négativement à la violence dont il pourra être spectateur, voire y prendra un certain plaisir. On voit donc que le recueil des données demande un protocole bien particulier.
C - La méthodologie statistique
Dans la mesure où la question de l'impact du spectacle tauromachique n'a pas été prise en compte jusqu'à présent, elle n'a pas fait l'objet de recueil de données. Si on veut une réponse statistique à cette question, il faut mettre au point des enquêtes ad hoc dont il ne faut pas méconnaître la complexité, ceci pour au moins trois raisons :
- 1. Pour opérer des études statistiques sur les effets psychiques ou sociaux de la corrida, il ne saurait être question de comparer les zones géographiques "taurines" et les zones "non taurines". D'une part, on ne sait pas, pour une région ou un département donné, quel pourcentage de la population a assisté à des corridas. D'autre part, les enquêtes d'opinions montrent qu'il y a, dans les départements taurins et les départements non taurins, des proportions comparables d'amateurs et de non amateurs de corrida, ou de partisans et d'opposants à la corrida. C'est donc l'expérience de chaque personne vis à vis de la corrida (antécédents, mode de fréquentation, contexte familial...) qu'il faudrait prendre en compte, et non une répartition géographique qui ne reflèterait pas grand chose.
- 2. Des phénomènes aussi complexes que les troubles psychiques ou les déviances sont multifactoriels. Ils font intervenir de nombreux paramètres sociologiques, économiques, culturels, familiaux etc. Ces phénomènes ne peuvent donc être étudiés que par des méthodes d'analyses multivariées, comme l'analyse des corrélations partielles ou l'analyse en régression multiple, prenant en compte l'ensemble de ces paramètres.
- 3. Etant donné que le paramètre étudié (la fréquentation de corridas) est faible dans la population générale (par rapport aux facteurs habituellement étudiés, d'ordre familial, socio-économique, environnemental...), il faudrait, pour révéler une corrélation, que l'enquête porte sur un nombre considérable de sujets.
Il est bien évident que la conception et la réalisation d'études aussi complexes, quelque souhaitables qu'elles soient, demanderaient une mise de fonds et de moyens très importants. Il n'est pas évident que les pouvoirs publics acceptent de s'y engager.
En leur absence, il faut absolument s'en tenir à des réflexions de bon sens, corroborées par nombre d'arguments théoriques, par des témoignages, et par l'avis de professionnels de la santé mentale. Et il faut appliquer un principe de précaution demandé par la majorité des Français.